vendredi 22 novembre 2024
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HISTOIRE / QUAND LES FELLAHS PRENNENT LES ARMES

Entre 1954 et aujourd’hui, la part des ruraux dans la population algérienne a été divisée par trois. Pour cerner les origines de cette transformation, il faut revenir au rôle déterminant joué par les paysans aux premières heures de la guerre d’Algérie. Si leur soulèvement le 20 août 1955 a fait basculer le conflit, les mesures qu’il a suscitées ont ensuite affaibli la paysannerie.

La guerre d’Algérie n’a pas un an. On ne l’appelle pas encore ainsi. L’intensité des « événements » (attentats, embuscades, sabotages) tend même à diminuer après l’insurrection de la « Toussaint rouge » du 1er novembre 1954 et le pic de violences qui l’a suivie. Dans les villes, le Front de libération nationale (FLN) demeure discret. L’Armée de libération nationale (ALN) se montre surtout active en Kabylie et dans les Aurès, deux régions montagneuses. Mais un homme prépare l’insurrection des campagnes. Responsable du FLN pour le Nord Constantinois (la Wilaya II), Zighoud Youcef décide d’embraser l’Est algérien.

Le 20 août 1955, encadrés par des djounouds de l’ALN, des milliers de paysans armés de faux, de haches et de couteaux s’attaquent aux centres urbains et aux inté- rêts économiques coloniaux : fermes, mines, transports. Une quarantaine de villes et de villages sont attaqués. À Collo, Constantine, Guelma ou Philippeville (Skikda aujourd’hui), près de deux cents Européens sont massacrés ainsi que des personnalités musulmanes plus ou moins proches de l’administration coloniale ou réticentes à suivre le FLN. L’armée française et les services de sécurité réagissent très vite et une répression disproportionnée s’engage. Des douars sont bombardés par la marine, les soldats tirent à vue sur les musulmans qui ont le tort d’être dans la rue. Les exécutions sommaires, souvent collectives, se multiplient. Bilan communément admis : 10 000 musulmans tués. Tout cela rappelle les événements du printemps 1945 quand, déjà, l’Est algérien s’était soulevé pour réclamer l’indépendance. Après avoir mené une impitoyable répression (entre 15 000 et 45 000 morts), le général Raymond Duval avait adressé une mise en garde prémonitoire aux autorités poli- tiques de Paris : « Je vous ai donné la paix pour dix ans ; si la France ne fait rien [NDLR, pour améliorer la situation de la population musulmane], tout recommencera en pire et probablement de façon irrémédiable. »

L’irruption violente et massive de la paysannerie algérienne à l’été 1955 va profondément modifier la nature du conflit. Il ne s’agit plus de simples maquis ou de cellules « terroristes » qui s’en prennent de manière épisodique aux intérêts français. Une bonne partie de la population musulmane (près de huit millions d’individus contre un mil- lion d’Européens) rompt avec l’attentisme et creuse un fossé irrémédiable avec les pieds-noirs. Les rangs de l’ALN se gonflent de recrues révulsées par la répression. À Paris, on prend très vite la mesure de ce bas- culement. Le gouvernement d’Edgar Faure ordonne le rappel du contingent et envoie 60 000 réservistes en Algérie. C’est le début d’un engrenage qui verra la mobilisation de 1,5 million d’appelés pour mener une guerre sans nom qui ne sera reconnue par le législateur français qu’en 1999.

Une victoire diplomatique

Le soulèvement du 20 août permet aussi au FLN d’internationaliser sa cause. Le 30 septembre, à l’initiative de quinze États arabes et asiatiques, la « question algérienne » est inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée générale des Nations unies. Le FLN remporte une victoire diplomatique quand le débat a lieu malgré les protestations de la France qui soutient que l’Algérie est « une affaire intérieure ».

L’insurrection d’août 1955 n’éclate pas dans le Nord Constantinois par hasard. Au XIXe siècle, la région a connu une implacable colonisation. Les autorités ont saisi les terres de tribus sous divers prétextes et ont reléguées ces dernières toujours plus loin à l’intérieur de terres arides. Essentiellement rurale (80 % des 8 millions de musulmans en 1954), la population musulmane vit dans un profond déclassement et la seconde guerre mondiale a aggravé son dénuement. Le taux de mortalité infantile atteint 210 pour mille tandis que 95 % de la population rurale musulmane ne sait ni lire, ni écrire, ni même comprendre la langue française. Mais la pauvreté n’emporte pas l’amnésie. Dans les villages et les douars, chez le khemass (métayer qui travaille la terre en échange du cinquième de la récolte), chez le fellah qui s’échine à travailler un minuscule lopin aux marges des hauts plateaux ou du désert, on se souvient que telle ou telle terre coloniale, comme celle exploitée par la Compagnie genevoise des colonies suisses de Sétif, appartenait à telle tribu ou à telle famille dont, ironie de l’histoire, des membres travaillent désormais pour le nouveau propriétaire.

Endiguer l’exode

Quand il planifie le soulèvement, Zighoud Youcef – qui tombera les armes à la main en 1956 – sait donc sur quel levier appuyer pour emporter l’adhésion des paysans. Il ne s’agit pas simplement de venger les morts du printemps 1945. Il faut revenir à l’ordre d’antan dont la disparition a répandu la misère. Pour l’historien Mohammed Harbi, cette implication de la paysannerie fut ainsi « l’un des basculements majeurs de l’histoire de la guerre d’Algérie ». Et ce conflit va aussi profondément bouleverser les équilibres au sein de cette paysannerie. Dès 1955, les autorités françaises décident de mettre en place un premier camp de regroupement de populations rurales à M’chouneche (Aurès) (1). Il y en aura un millier en 1959. On y parque les paysans pour couper le FLN de ses soutiens logistiques. Cela concernera 3,5 millions de per- sonnes, soit la moitié de la population des campagnes. Dans le même temps, d’autres paysans fuient la violence des combats pour se réfugier dans les villes. La population urbaine musulmane passe de 20 % en 1954 à 33 % en 1960. À l’indépendance, les nouvelles autorités tenteront à plusieurs reprises d’endiguer l’exode, notamment par le biais d’une ambitieuse réforme agraire en 1972, mais le basculement paraît inexorable. Aujourd’hui, seuls 26 % des Algériens vivent en milieu rural (2).

(1) Pierre Bourdieu, Abdelmalek Sayad, Le Déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Éditions de Minuit, 1998.

(2) Banque mondiale, données 2021

Akram Belkaïd in Le Monde diplomatique