En 2012, Hamid Aït-Taleb est devenu Xavier Le Clerc. Un changement de nom qui lui a permis de faire carrière dans le milieu du luxe. Une forme d’hommage à son père, ancien ouvrier de la SMN, à Caen, dans le Calvados.
Il a fui Caen en 2001, avec la promesse de ne jamais y remettre les pieds. À l’époque, il s’appelait encore Hamid. Il avait 22 ans et les homophobes du coin s’étaient passé le mot pour lui mener la vie dure. Il a attendu plus de vingt ans pour y retourner. C’était fin décembre 2022. Pour y présenter son dernier livre, Un homme sans titre (Gallimard, 125 pages, 13,50 €). Hommage à son père, Mohand-Saïd Aït-Taleb, un ancien ouvrier de la Société métallurgique de Normandie (SMN).
Désormais, Hamid s’appelle Xavier. Xavier Le Clerc. Il a officiellement changé de nom en 2012. Il travaille dans le milieu du luxe et de la mode, navigue entre Paris, Londres et Milan. Il écrit des livres, publiés chez le plus pres- tigieux des éditeurs – Gallimard. Une vie pleine, symbole d’une réussite sociale que jamais son père, algérien et analphabète, n’aurait pensé pouvoir lui offrir.
« Il a grandi dans un gourbi »
Mohand-Saïd est né en Kabylie, sur une terre sèche et caillouteuse. « Il a grandi dans un gourbi sans eau courante ni électricité, dans un village du Constantinois, entre Béjaïa et Tizi Ouzou », indique son fils. En 1962, il a 25 ans et s’en va tenter sa chance en France. Il prend le bateau pour Marseille, d’où il est envoyé à Caen. Son histoire sera celle de « tant d’ouvriers qui ont reconstruit la France d’après-guerre ». Le jeune immigré commence par travailler dans la construction et les câblages. En 1968, il rejoint la SMN où on lui propose de remplacer… un ouvrier mort. Il y restera jusqu’en 1992, date à laquelle la fermeture programmée de l’usine le contraint à partir en pré-retraite. Mohand-Saïd est décédé le 25 février 2020, d’un cancer du côlon.
Lorsque Hamid est né, en 1979, la famille Aït-Taleb habitait un baraquement américain, situé dans un terrain vague de Mondeville. Plus tard, au fil des naissances, elle est relogée dans une HLM à Hérouville-Saint- Clair. Le salaire de Mohand-Saïd, dont l’épouse est femme au foyer, réussit tout juste à nourrir leurs neuf enfants. « Ma mère achetait nos habits chez les fripiers du marché aux puces. »
Un étranger dans sa propre famille
Le futur Xavier est déjà un enfant à part. Bon élève, il ne cherche pas à jouer les petits caïds. Il fréquente la biblio- thèque municipale d’Hérouville quand son frère Mustapha s’engouffre dans la délinquance. Il se sent comme un étranger dans sa propre famille. « Nous étions une famille nombreuse, mais je m’y suis toujours senti seul. »
À l’époque, au début des années 1990, ceux qu’on appelle les Beurs ont déjà perdu leurs illusions. Ils avaient cru que les marches antiracistes leur permettraient de devenir des Français comme les autres. Mais les faits sont têtus. Xavier raconte : un jour, dans une boulangerie, on a refusé de vendre une baguette à son père : « On ne vend pas le pain des Français à des bougnoules. » Mohand-Saïd est reparti sans dire un mot. « Il ne se plaignait pas. Il considérait qu’il fallait contourner le problème, comme une flaque d’eau », dit son fils. Qui retiendra la leçon en décidant de changer son nom. À 30 ans, Hamid choisit de s’appeler Le Clerc, traduction littérale de Taleb, le scribe. Et Xavier. Parce que le X lui faisait penser à la croix que son père illettré utilisait en guise de signature.
Le changement a été radical
Le changement a été radical. Avec sa tête d’Italien – c’est lui qui le dit – et son nom gaulois, Xavier Le Clerc réussit à tromper son monde. « J’ai tout de suite vu que quand j’appelais pour réserver un hôtel ou un restaurant, il y avait une bienveillance que je ne sentais pas avant. Le nom réveille des fantasmes et des préjugés chez beau- coup de gens. Le fait de s’appeler Le Clerc met tout de suite à l’aise. »
Le plafond de verre a explosé, littéralement. En moins d’une semaine, Xavier Le Clerc décroche des entretiens d’embauche et devient chasseur de tête dans le milieu du luxe à Londres. Il enchaînera ensuite les postes à responsabilité pour des marques prestigieuses qui lui permettront de courir le monde et de s’habiller, chic et cher, avenue Montaigne, à Paris. En changeant de nom, Xavier Le Clerc a le sentiment d’avoir repris le pouvoir sur sa propre vie, comme un homme libre. « Comme mon père, je refuse d’être une victime. Ce changement de nom, c’est aussi un changement de non. Ce n’est plus la même personne qui dit non. Maintenant, moi aussi j’ai ce luxe de pouvoir dire non. »
Les communautaristes lui reprochent de trahir ses racines – et de donner raison à Éric Zemmour. « Je ne renie pas mes origines, leur répond l’intéressé. En m’appelant Le Clerc, je donne une chance à Aït-Taleb d’exister. Je me conforme à l’éducation que j’ai reçue de mon père : s’adapter pour survivre, cultiver la gratitude et non le ressentiment. »
Car, en francisant son nom, Xavier Le Clerc a aussi voulu dire sa reconnaissance au pays qui a accueilli ses parents et qui l’a élevé, lui. « Bien sûr, j’ai subi des discriminations, mais je suis redevable à la France. Je lui dois tout », dit-il, rendant hommage aux bibliothécaires et aux profs de Normandie qui l’ont aidé à grandir.
T. R.