Des chercheurs ont pu traduire en mots des idées générées par des perceptions.
NEUROSCIENCES Savoir lire dans les pensées est un ressort récurrent des scénarios de science-fiction. S’en rapprocherait-on ? Le raccourci est séduisant à la lecture d’une étude de l’université d’Austin (Texas), parue le 1er mai dans la revue Nature Reviews Neuroscience. Mais comme souvent dans la recherche, l’écart reste grand entre le fantasme et la réalité de la vie de laboratoire. Dans son étude, l’équipe du neuroscientifique Alexander Huth présente les résultats d’une technologie permettant de traduire en langage la pensée d’une personne lorsqu’elle est soumise à une perception (regarder un film, écouter une histoire…). Ce « décodeur » repose sur l’usage d’une IRM fonctionnelle (capable d’enregistrer en temps réel les variations de flux sanguin dans le cerveau, et donc d’identifier les zo-nes activées selon les tâches et stimuli), couplée à un outil d’intelligence artificielle de type ChatGPT.
Recherche fondamentale
L’activité cérébrale de trois volontaires a été enregistrée en direct par IRM pendant qu’ils écoutaient des heures de podcasts. Ces données, ainsi que des informations sur les histoires écoutées, ont ensuite été soumises à un outil d’intelligence artificielle afin de l’entraîner à décoder comment les mots, les phrases et leur signification stimulaient différentes régions du cerveau. « Il s’avère qu’une grande partie du cerveau s’anime à l’écoute d’une histoire, pas seulement les zones associées à la parole et au langage », a rapporté Alexander Huth sur la radio publique américaine NPR, citant « des zones que nous utilisons pour nous repérer dans l’espace, pour faire du calcul mental, ou pour prédire la sensation d’un objet au toucher. » Par la suite, quand les mêmes volontaires ont été soumis à des stimulations différentes (regarder un film, écouter ou imaginer une histoire), l’activité de leur cerveau enregistrée par IRM a pu être traduite en mots par l’IA, avec une certaine efficacité. Par exemple, « je n’ai pas encore mon permis de conduire » a été interprété par le décodeur comme « elle n’a même pas encore commencé à apprendre à conduire ». « Cela consiste à aller chercher les idées derrière les mots, le sens », résume Alexander Huth. Loin des rêves (et cauchemars) de la science-fiction, les applications pourraient à terme être médicales, par exemple pour assister des personnes ayant perdu l’usage de la parole à la suite d’un accident vasculaire cérébral ou d’un traumatisme crânien. D’autres technologies y sont déjà parvenues, mais elles reposent sur l’enregistrement de l’activité cérébrale directement au contact du cerveau via des électrodes, un geste invasif et potentiellement dangereux sur un organe aussi sensible. « Pour l’instant, il s’agit ici avant tout de recherche fondamentale », souligne cependant Jean-Rémi King, chercheur au CNRS, actuellement en détachement chez Méta, qui n’a pas participé à l’étude mais travaille sur des projets approchants. « D’ailleurs, les performances sont encore très limitées, puisque le taux de mots reconnus est de 7 %. En d’autres termes, l’outil ne parvient pas à décoder le sens dans 93 % des cas. » Néanmoins, « c’est une méthode assez prometteuse pour essayer de comprendre comment le cerveau représente le sens. Pourquoi le cerveau humain est-il le seul sur terre capable d’acquérir et traiter le langage ? Cela reste largement incompris. Et c’est cette question-là qui est au cœur de l’étude ».
La coopération de l’individu est nécessaire
Pour le chercheur, imaginer que cet outil puisse être détourné pour lire les pensées d’autrui à son insu est hors de propos. D’une part, la technologie ne peut être utilisée « au lit du patient » et suppose de se trouver dans un laboratoire, dans des conditions bien particulières afin de capter des variations extrêmement légères de l’activité cérébrale. Par ailleurs, la coopération de l’individu est nécessaire : les chercheurs texans ont en effet observé que les performances du décodeur chutaient lorsque le volontaire se mettait en opposition, par exemple en se racontant une histoire différente ou en essayant de compter à l’envers. Autre limite : ce sont bien des perceptions (des récepteurs visuels par exemple) et non une « voix intérieure » qui sont captées par le décodeur. « Les signaux de la perception sont beaucoup plus forts et plus aisés à saisir que les signaux générés intérieurement », explique Jean-Rémi King. Malgré tout, ces limites pourront peut-être être surmontées dans le futur, rappellent les auteurs en conclusion de leur travail. En outre, même si les prédictions du décodeur ne peuvent être considérées comme fiables lorsque la personne ne coopère pas, elles pourraient quand même être mal interprétées à des fins malveillantes. Conclusion des auteurs : « Pour toutes ces raisons et d’autres que nous ignorons encore, il est essentiel de sensibiliser sur les risques de la technologie de décodage cérébral et de mettre en œuvre des mesures pour préserver l’intimité mentale de chacun. » ■
P. F.