Ce sont souvent des établissements de luxe, réservés à une clientèle en quête de repos ou de discrétion. Mais aussi des lieux de pouvoir. À Cuba, l’Hotel Nacional accueillit avant la révolution de 1959 des mafieux ou les frasques de John Fitzgerald Kennedy. Nationalisé par Fidel Castro, il resta fréquenté par d’illustres personnalités et chefs d’État. C’est aussi dans ce palace que des diplomates et des espions américains ont été atteints, en 2017, de troubles neurologiques, dits « syndrome de La Havane ».
En mars, le député François-Michel Lambert conduisait une délégation parlementaire française à La Havane. Quatre députés du groupe d’amitié France-Cuba pour une semaine « d’échanges fructueux avec une grande diversité d’interlocuteurs », dit le compte rendu établi au retour. Ils furent logés à l’Hotel Nacional, l’un des plus célèbres établissements de la ville. Depuis Churchill, on ne compte plus les ministres et les présidents, les têtes couronnées et les dictateurs, les artistes ou les sportifs célèbres qui ont défilé dans ce palace classé par l’Unesco au registre de la Mémoire du monde. Le «Nacional » concentre celle de Cuba depuis 1930 dans son architecture de style « mediterranean revival », qui mêle deux tours andalouses et des gargouilles d’inspiration française, les faïences sévillanes et les arcades des missions californiennes ouvertes sur un vaste jardin tropical face à la mer. Au bord du quartier du Vedado, que s’était choisi la bourgeoisie créole après l’indépendance de 1902, dominant la célèbre corniche du Malecón, il est devenu l’un des monuments emblématiques de la capitale cubaine. Et si d’autres établissements, plus modernes, ont poussé depuis, si des résidences gouvernementales sont à leur disposition ailleurs en ville, les diplomates aiment descendre dans ce cadre prestigieux, poser leurs pieds là où tant de grands personnages l’ont fait avant eux. Mais pour l’ex-député Lambert (ancien écologiste élu en 2017 sous l’étiquette de la majorité présidentielle), c’était un peu comme revenir à la maison. Il est né à La Havane en 1966 et a fait ses premiers pas dans le parc de l’hôtel : «Mon père était ingénieur agronome, de ceux missionnés par René Dumont [qui deviendra une figure de l’écologie politique] pour la FAO [Organisation pour l’alimentation et l’agriculture]. Que l’ONU reconnaisse le gouvernement et sa réforme agraire était important pour le nouveau régime. Il traitait les fonctionnaires en VIP et les logeait dans ce qui était disponible. Faute de tourisme international, le Nacional l’était.» À l’époque, c’est plutôt le Habana Hilton, dans son grand cube moderniste, qui incarne la révolution de 1959. El Comandante s’y est installé et l’a rebaptisé Habana Libre. En 1966, Castro y reçoit la Conférence tricontinentale, 82 délégations du tiers-monde plus Régis Debray en jeune théoricien qui promettent d’œuvrer au grand soir. La plupart des invités séjournent au Habana Libre, quelques-uns au Nacional : « Le concile des pauvres baignait dans le luxe », ironisera Régis Debray trente ans plus tard (Loués soient nos seigneurs, Gallimard, 1996). François-Michel Lambert et ses parents aussi qui, deux ans durant, disposèrent d’une suite et de repas de langoustes en compagnie de quelques conseillers militaires et techniciens européens. Le pays épousait les rêves agricoles d’El Caballo (« le cheval », surnom donné à Castro): créer une super-vache en croisant un zébu et une laitière suisse, produire 10 millions de tonnes de canne à sucre en 1970… Malgré la mobilisation totale de l’île, la récolte ne sera que de 8,5 millions de tonnes et René Dumont dressera la somme de ses désillusions : Cuba est-il socialiste ? (Seuil, 1970). Si la question se pose encore quelques décennies plus tard, ce n’est pas au Nacional. S’offrir un verre ou une glace face à la mer, dans les jardins où des paons braillent («Léon! Léon!») est un luxe inaccessible à la plupart des Cubains. Les années Trump et le renforcement de l’embargo imposé depuis 1962 par les États-Unis (un peu allégé par Joe Biden depuis son accession à la Maison Blanche), la pandémie de Covid-19 et l’arrêt quasi total du tourisme deux ans durant ont mis le pays à genoux. La crise économique et sociale rappelle celle des années 1990, après l’effondrement du bloc soviétique. L’instauration, en janvier 2021, d’un unique peso convertible (au taux officiel de 24 pour 1 dollar), qui affaiblit le pouvoir d’achat des étrangers, a fait exploser l’inflation, que ne compensent pas les hausses des salaires et des retraites. Alors que l’instauration d’une carte de paiement en « monnaie librement convertible » – donnant accès aux magasins en devises, gérés par l’armée – accroît encore les inégalités entre ceux qui possèdent des dollars (par le commerce informel, les familles à l’étranger ou le change illégal) et les autres. En avoir ou pas, avait écrit Ernest Hemingway, un habitué du Nacional… À l’intérieur même de l’hôtel se côtoient deux classes: celle d’en bas, jusqu’au cinquième étage (tee-shirt et short criards, sandales aux pieds), et celle du sixième au huitième (robe ou pantalon de lin et guayabera, la chemise cubaine à 60 dollars minimum), dans les chambres « executive » et les suites des délégations officielles. « Mais les prix sont attrayants, surtout en ce moment, précise François-Michel Lambert. C’est sans doute une manière d’inciter les diplomates à venir y séjourner afin d’entretenir le prestige de l’hôtel.» Un moyen aussi de faire circuler l’argent dans un établissement aux mains de l’armée, qui exploite l’essentiel des hôtels. Il est de bon ton diplomatique d’y déjeuner ou d’y dîner avec les officiels cubains. François-Michel Lambert assure que, en 2021, la représentation française y eut des discussions « franches » avec la vice-présidente de l’Assemblée nationale du pouvoir populaire à propos des sanctions infligées aux manifestants du 11 juillet qui dénonçaient l’absence de liberté et les pénuries. Le député a aussi dîné avec le président du Tribunal suprême populaire pour évoquer un projet de coopération en matière de législation environnementale. Diplomatie oblige, l’élu qualifie de «moyenne » la cuisine proposée par l’hôtel, euphémisme pour une restauration qui rappelle que Graham Greene situa au Nacional les craintes d’empoisonnement du héros de Notre agent à La Havane (Robert Laffont, 1959). Au moins, le député français n’est-il pas revenu chez lui sourd. Ce qui fut le cas d’une responsable de la CIA ayant résidé au Nacional en août 2017. Au moment où Donald Trump arrivait à la Maison Blanche et flattait les anticastristes de Miami, plusieurs diplomates et espions américains en poste dans la capitale cubaine ont été atteints de troubles auditifs, de maux de tête et d’étourdissements, désormais nommés « syndrome de La Havane ». Soupçonnant une attaque sans en connaître le type, les autorités américaines ont fermé l’ambassade, supprimé les visas et interdit à leur personnel de fréquenter certains hôtels, dont le Nacional.
L’AGENTE de la CIA y aurait été réveillée par un bourdonnement et une sensation de pression dans la tête. Elle aurait demandé à un collègue de venir dans sa chambre, lequel n’aurait rien entendu. Pourtant, à son retour au pays, elle a souffert de troubles de l’équilibre et de la vue : «Elle était très mal, c’est son cas qui a convaincu la direction de la CIA de fermer la “station” de La Havane, raconte par téléphone Adam Entous, journaliste du New Yorker qui a enquêté sur l’affaire. Plusieurs mois après, des agents du FBI sont venus inspecter la chambre, ils n’ont rien trouvé. Mais le gouvernement cubain ne leur a pas donné accès aux enregistrements de vidéosurveillance et l’enquête n’a pu être sérieuse.» Depuis, d’autres cas se sont produits dans le monde, sans plus d’explication avérée. «En 2017 et en 2018, les services américains sont revenus plusieurs fois fouiller jusqu’au fond du jardin sans rien trouver », assure Luis Miguel Díaz Sánchez, ancien militaire et vice-ministre du tourisme, nommé directeur du Nacional il y a un an et demi. En octobre 2021, un haut responsable de la sécurité cubaine se moquait, dans Juventud Rebelde (« jeunesse rebelle»), un quotidien communiste : « Les recherches à l’Hotel Nacional ont montré que le seul bruit inhabituel ce jour-là avait été la musique des carnavals qui se déroulaient sur la promenade.» Aeleen Ortiz, l’une des cadres de l’hôtel, fait volontiers visiter la chambre 823 incriminée. Meublée de bois sombre dans le style colonial espagnol, rien ne la distingue des autres si ce n’est qu’elle est grande ouverte sur le large. «Nous leur avions donné des chambres avec vue sur la mer, nous les avions soignés et voilà comment ils nous remercient », commente-telle, entre humour et amertume. Sa déception est d’autant plus grande qu’elle était là lorsque le Nacional accueillait d’autres Américains, trois mois durant, pour les rencontres préparatoires à la visite du président Obama, en mars 2016. John Kerry, le secrétaire d’État, y avait séjourné deux fois. «Je lui ai serré la main quand il était au bar, je n’en revenais pas, soupire Aeleen Ortiz. Les ministres des transports des deux pays étaient aussi dans l’hôtel pour la signature des accords qui rétablissaient les vols réguliers. C’était un espoir…» Après la visite du couple présidentiel américain et de ses filles, l’afflux de visiteurs fut prometteur. D’un mouvement du menton, le directeur montre la mer derrière les fenêtres de l’hôtel : «Là, dans la baie, il y avait régulièrement deux bateaux de croisière. Plus d’un million de touristes, surtout américains, empruntaient les rues de la vieille Havane. Puis ils venaient au Nacional retrouver leur histoire…» C’est celle d’avant la révolution, quand l’île, soumise à son grand voisin, était en ébullition, entre grève des étudiants, attentats et agitation de l’armée. Quand, dans une chambre du Nacional, le 13 août 1933, un ambassadeur américain organisait en proconsul un simulacre de passation de pouvoir vers un gouvernement provisoire, après la fuite du général dictateur Gerardo Machado. Quand, la même année, 400 militaires insurgés et retranchés dans l’Hotel Nacional étaient liquidés par la troupe régulière que dirigeait le sergent Batista, bientôt élu président (en 1940), avant de devenir dictateur et ami de la pègre américaine. Chaque matin, à 10 heures, Aeleen Ortiz raconte en historienne passionnée son «monumento Nacional» aux touristes. Cette fois, il y a des Espagnols, des Colombiens, des Mexicains, ainsi qu’une jeune Cubaine et son fils. Ils frissonnent dans la chambre 211 : parmi les anciennes photos accrochées au mur, l’une montre «Lucky» Luciano qui ressemble à un comptable de luxe penché sur son écritoire dans son peignoir de soie. Le parrain de l’organisation sicilienne Cosa Nostra logea ici en décembre 1946, de retour clandestin d’Italie où il avait été expulsé par les États-Unis, qui l’avaient emprisonné en 1936, puis libéré pour service rendu au renseignement pendant la guerre. Son bras droit, Meyer Lansky, avait pris ses quartiers dans la suite 829, d’où il gérait champs de courses et casinos, dont celui du Nacional, à la demande d’un Batista rémunéré en millions de dollars. Luciano convoqua l’une des plus étranges « conférences » qu’ait abritées l’hôtel. Officiellement, des hombres de negocios, hommes d’affaires, étaient venus écouter Frank Sinatra, logé dans la chambre d’à-côté. En fait, l’hôtel, bouclé pendant dix jours, était occupé par des dizaines de gangsters, dont le gratin du crime organisé : Frank Costello, Santo Trafficante, Vito Genovese… Ils étaient là pour renouveler leur allégeance à Lucky Luciano, à qui ils remirent 150 000 dollars, dont une partie fut investie dans le casino du Nacional. «Mais ce sommet définissait aussi la répartition des routes de la drogue. À Cuba, l’axe Lansky-Batista recevrait les cargaisons d’Afrique du Nord et d’Amérique du Sud, avant de les transférer aux États-Unis. À New York, l’affaire serait confiée aux gens de Luciano, à La Nouvelle-Orléans, au clan Marcello et, à Tampa, aux Trafficante. Il y aurait un couloir direct de la Sicile à New York », raconte Pedro de la Hoz, auteur d’un livre sur l’Hotel Nacional en 2011, qui reçoit dans son bureau de vice-président de l’Union des écrivains et artistes de Cuba. Deux jours durant, au Nacional, se dessina la mondialisation du crime. Un épisode que Francis Ford Coppola a raconté dans une scène du Parrain II. Mais, sous la pression des États-Unis qui menacèrent l’île d’embargo (déjà), Luciano retourna en Italie un an plus tard. Meyer Lansky, lui, a prospéré à La Havane, capitale du jeu et du stupre. En décembre 1957, il y rencontre un jeune sénateur démocrate du Massachusetts venu en virée au cabaret et au casino du Nacional. Les deux hommes parlent femmes ou financement d’une future campagne présidentielle selon les versions des chroniqueurs. J. F. Kennedy reviendra plusieurs fois à Cuba pour des parties de jambes en l’air, parfois avec des prostituées, sous le regard de mafieux cachés derrière un miroir sans tain. Ses séjours ont nourri spéculations et fantasmes. Aujourd’hui encore, un ancien attaché culturel de l’ambassade de France supposé tout connaître de La Havane où il réside (il donne du «Raul» à Castro) assure que les frères Kennedy ont joué ensemble avec Marilyn Monroe dans une suite du Nacional, ou que Jack Ruby, l’assassin du meurtrier de JFK, était un garde du corps de Lansky. Les ouvrages les plus sérieux sur les liaisons entre Marilyn et les Kennedy (Goddess, d’Anthony Summer, Marilyn et JFK, de François Forestier), ou sur la mafia à La Havane (Havana Nocturne, de T. J. English, Mafia Spies, de Thomas Maier) ne font pas allusion à ces assertions. De toute façon, ces frasques n’intéressent pas Aeleen Ortiz. Quand les barbudos ont réussi leur révolution, en 1959, Fidel a fermé lupanars et salles de jeux, puis a nationalisé les hôtels et bien d’autres entreprises. Lansky a perdu des millions de dollars, les États-Unis ont répliqué en instaurant l’embargo que les Cubains qualifient de bloqueo («blocus »). Quand Aeleen Ortiz parle de Kennedy aux touristes, c’est au fond du parc, dans les tunnels et tranchées creusés au pied de l’hôtel lors de la « crise des missiles », en 1962, provoquée par l’offensive militaire de Nikita Khrouchtchev dans l’île. Pendant que le dirigeant soviétique et le président américain jouaient les gros bras et menaient le monde au bord d’une guerre nucléaire, des miliciens cubains tenaient les batteries antiaériennes du Nacional, prêts à recevoir l’envahisseur yankee. Dans un bunker, des panneaux retracent la crise et les cinq propositions formulées alors par Fidel Castro. La première était la fin dublocus, la dernière le démantèlement de la base américaine de Guantanamo : « Pour nous, la crise des missiles n’est donc pas terminée », précise Aeleen Ortiz. Sauf que Khrouchtchev retira ses fusées sans rien demander à Fidel.
PARMI l’auditoire qui accompagne Aeleen, cinq dames noires à qui elle s’adresse en anglais. On les retrouvera le lendemain matin devant le copieux buffet du petit déjeuner servi aux hôtes choyés du sixième étage. Leur séjour aussi relève de la diplomatie et de l’économie : elles font partie d’une délégation du ministère de la santé jamaïcain venue pendant dix jours pour sélectionner 300 médecins, infirmiers et dentistes cubains qui seront envoyés trois mois durant dans l’île voisine. La Jamaïque fait partie de la trentaine de pays qui paient l’État cubain pour ces «missions de solidarité». Depuis des années, le personnel soignant, qui a montré son savoir-faire jusqu’en Italie ou en France (Guyane) lors de la pandémie de Covid, est dépêché dans des conditions d’exploitation et de contraintes que dénoncent des ONG et le Parlement européen. Mais il est le premier produit d’exportation de Cuba et rapporte plus que le tourisme ou les remesas (l’argent envoyé depuis l’étranger). Les dames jamaïcaines et les touristes achèvent leur visite historique dans l’un des bars du Nacional, baptisé Salón de la fama, « salon des célébrités ». Classés par décennies, les visages des écrivains, acteurs, chanteurs et sportifs ornent les murs. Jean-Paul Sartre est de ceux-là. En 1960, il était venu avec Simone de Beauvoir pour «voir à l’œuvre » la révolution et logeait au Nacional. Il avait parcouru le pays, rencontré Castro et le Che, puis raconté l’histoire avec bienveillance, dans seize articles pour France-Soir, sous le titre « Ouragan sur le sucre » (repris dans Les Temps modernes, n° 649). Le premier article débutait par la climatisation du palace, «forteresse de luxe». Le dernier article s’achevait par ces mots : « Il faut que les Cubains gagnent ou que nous perdions tout, même l’espoir.» Dans le bar, Jean-Paul et Simone côtoient les photos des chefs d’État reçus au Nacional : Jimmy Carter, Barack Obama ou François Hollande, qui fut l’invité personnel de Raúl Castro en 2015 et le premier dirigeant occidental à venir depuis le Québécois Jean Chrétien, en 1998. Mais aussi le Vénézuélien Hugo Chávez (une peinture de genre pompier du héros en uniforme) ou Vladimir Poutine. Yamila Fuster Evora, qui a gravi chaque échelon depuis la réception jusqu’à la direction des relations publiques, les a tous approchés depuis 1992 : Poutine «isolé derrière ses gardes du corps et son service de sécurité », les premiers secrétaires chinois « toujours très gentils et accompagnés d’une organisation parfaitement rigoureuse », les Latino-Américains dont les délégations «apportent toujours un air de fête»… Elle ne dit pas si c’était jour de bamboche, le 27 mai, quand l’hôtel a reçu chefs d’État et ministres de l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (Alba), qui réunit une dizaine de pays d’Amérique du Sud et des Caraïbes. Ils étaient là surtout pour protester avant le Sommet des Amériques qu’allaient organiser, en juin, les États-Unis : Cuba, le Nicaragua et le Venezuela en étaient exclus pour être trop mauvais élèves en matière de démocratie et trop bons amis de la Russie. L’hôte préféré de Yamila Fuster Evora était Gabriel Garcia Marquez. L’écrivain colombien logeait ici, en 1977, lorsqu’il reçut la visite impromptue du Líder Máximo pour ce qui fut leur première rencontre. «Gabo», l’indéfectible compagnon de route, est souvent passé par le Nacional : « Il écrivait si joliment des choses affreuses. Sa poignée de main était douce, il se montrait toujours sympathique et délicat.» Le Prix Nobel de littérature fut parfois enrôlé dans une diplomatie officieuse : « En 1998, Fidel lui avait confié une note à transmettre au président Clinton après que des groupes anticastristes de Miami avaient posé des bombes dans plusieurs hôtels de La Havane», rappelle Mauricio Vicent, correspondant d’El País, qui était présent le jour de juillet 1997 où l’explosion des cabines téléphoniques du Nacional fit deux blessés légers. Plus tard, l’auteur fut aussi le parrain du «dialogue exploratoire» entre les délégations du gouvernement colombien et la guérilla qui se réunissaient au Nacional, et qui débouchera, longtemps plus tard, sur les accords de paix. C’est dans un salon de l’hôtel que «Timochenko» le commandant des FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie), a annoncé le dépôt des armes, en août 2016. D’autres guérilleros avaient résidé dans le palace quand La Havane était l’épicentre de la solidarité tiers-mondiste et des mouvements révolutionnaires. Dans sa petite maison de Miramar, à deux pas de la mer, Rafael Hernández, le directeur de la revue Temas, qui a coécrit une histoire de La Havane (The History of Havana, OR books, 2018), se souvient de sa jeunesse dans les années 1970 : «Tu buvais ta bière au Nacional ou au Habana Libre et, à la table d’à côté, quelqu’un parlait de sa révolution, des guérilleros vénézuéliens poursuivis dans leur pays mais qui vivaient ici. » L’Hotel Nacional d’alors, dit-il, «était le symbole du bonheur socialiste. Il n’y avait pas de tourisme international, on pouvait aller y dîner avec une fille et regarder le spectacle du Parisien, le cabaret du Nacional, puis demander une chambre à 20 pesos. Ouvriers, professeurs, médecins, tous pouvaient se l’offrir ». Le « bonheur socialiste » dans les hôtels de luxe a fait long feu. Dans les années 1990, lorsque le tourisme et ses devises sont devenus les bouées de sauvetage d’une économie sinistrée, l’Hotel Nacional a fermé pour travaux (1990-1992), les autres furent offerts à la gestion de compagnies étrangères. Quand il a rouvert, le Nacional, malgré son nom, fut comme les autres, interdit aux Cubains: il fallait laisser les chambres aux étrangers. Autoriser l’accès aux citoyens qui en avaient les moyens aurait brisé l’égalité socialiste. Il était loin le temps où, juste après la révolution, Fidel y logeait 900 paysannes venues de la sierra pour apprendre à lire et à coudre. « Cette interdiction a été vécue de manière très amère par les Cubains. Elle était un peu le symbole de la trahison de la révolution», rappelle Emmanuel Vincenot, auteur d’une très complète Histoire de La Havane (Fayard, 2016). Ce n’est qu’en 2008 que Raúl Castro, succédant à son frère, abroge ces interdictions «absurdes». Aujourd’hui, en attendant la reprise du tourisme international, les promotions permettent à des Cubains de profiter de la belle piscine ou d’un cocktail dans le parc. En fin d’après-midi, ils écoutent un orchestre qui reprend les standards de Compay Segundo et du Buena Vista Social Club. Le soir, ils admirent les danseurs du Parisien qui froufroutent sur des airs latinos. Ce n’est pas au Nacional qu’ils entendront du reggaeton, cette musique trop vulgaire pour les vieux compañeros. Surtout quand un morceau inverse le slogan préféré de Castro, Patria o Muerte («la patrie ou la mort») pour Patria y Vida (« la patrie et la vie »), jugé à ce point subversif que ses auteurs ont été emprisonnés après les manifestations du 11 juillet 2021, violemment réprimées. Le Nacional est un îlot préservé, à quelques pas de la décrépitude languide des maisons du Vedado et des sollicitations discrètes d’habitants à la recherche du moindre euro : «Une autre Havane, plus grande et populaire […] vit avec ses éternels espoirs déçus et ses perpétuelles angoisses dans un quotidien difficile, sans doute plus réel, plus cubain », écrit le romancier Leonardo Padura dans L’Eau de toutes parts (Métailié, 2022). Il y explique aussi sa volonté de rester au pays. Mais l’île se vide de ses jeunes. Cette année, près de 150 000 Cubains pourraient tenter de passer clandestinement aux États-Unis. En face de l’Hotel Nacional, mais de l’autre côté de la mer.
M. B.