Dimanche 9 juin, 21h. Alors qu’aux soirées électorales des partis de gauche et écologistes, on se félicite ou on rumine son score, Emmanuel Macron prend la parole. Face au mauvais résultat de son camp, le chef de l’État annonce la dissolution de l’Assemblée nationale. Passé le moment du choc, les téléphones portables des dirigeants socialistes, communistes, insoumis et écologistes commencent à vibrer. La constitution du Nouveau Front populaire vient de commencer.
Il est 23 heures passées quand Jean-Luc Mélenchon prend pour la seconde fois la parole à la Rotonde de Stalingrad où les Insoumis passent leur soirée électorale. Le leader de la France insoumise (LFI) est en colère contre ceux qui ont, de son point de vue, saboté une victoire possible de la gauche aux Européennes en refusant l’union. Il se fait alors ironique sous les rires de ses partisans : « les téléphones commencent déjà à chauffer, il y a un certain retour à la réalité pour les méchantes langues qui d’un coup se ravisent des horreurs qu’elles ont pu dire. » Le triple candidat à la présidentielle ne semble à ce moment-là pas vraiment disposé à entamer de nouvelles discussions, fâché notamment de s’être vu qualifié d’antisémite par une partie des socialistes et de leurs alliés de Place publique, la formation de Raphaël Glucksmann. « Vous voulez que l’on recommence les palabres sans fin ? », s’interroge-t-il, avant de lancer « ne prenez pas les Français pour des imbéciles. »
Pourtant, dans les heures qui vont suivre, la décision est prise par les chefs de parti de reprendre langue, avec au cœur du dispositif les Écologistes. C’est d’ailleurs au siège du parti près des gares de l’Est et du Nord, que vont débuter les discussions sur le Front populaire.
Et si les Socialistes ne venaient pas ?
Lundi matin, les premiers messages arrivent chez les journalistes. Une réunion est prévue en milieu d’après-midi. Sous la pluie, quelques reporters se rassemblent, pour la plupart des anciens des négociations haletantes pour la constitution de la Nupes en 2022. Des plaisanteries fusent devant la porte fermée du local des Écologistes : « donnez-nous des chaises cette fois », « quelqu’un a pris un thermos de café ? ». Ils ne croient pas si bien dire : quatre jours et trois nuits de négociations intenses viennent de débuter. À l’intérieur, le patron des communistes Fabien Roussel est déjà là avec son homologue verte Marine Tondelier. Puis vers 16h arrive la délégation Insoumise : le coordinateur du mouvement Manuel Bompard, la responsable du programme Clémence Guetté, le monsieur élections Paul Vannier, la patronne des députés LFI sortants Mathilde Panot et la responsable des relations entre les partis Aurélie Trouvé. Les négociateurs.
« On est venus échanger pour faire le point », déclare prudemment Manuel Bompard, « car l’on est dans une situation politique totalement nouvelle et je crois que notre responsabilité c’est de trouver le chemin de l’union. » Mais celui-ci s’annonce tortueux, car il y a à ce moment-là un grand absent : le Parti socialiste. Les heures passent et la rumeur court que le PS ne viendra pas. Les appels et messages adressés aux sources socialistes des journalistes restent sans réponse. « Sans eux, on ne peut pas avancer », regrette un élu écologiste. « Ce n’est pas sérieux », s’agace un conseiller insoumis.
Finalement, à 19h, deux voitures s’avancent dans la rue des petits Hôtels : en émergent le premier secrétaire du PS Olivier Faure, sa numéro 2 Johanna Rolland, le chargé des circonscriptions Pierre Jouvet ainsi que la co-présidente de Place publique, le mouvement de Raphaël Glucksmann, Aurore Lalucq.
« Un seul être vous manque, vous connaissez la formule », ironise Olivier Faure, qui enchaîne « il faut faire en sorte qu’un Front populaire puisse se lever pour faire face à l’extrême droite. » Le nom, suggéré par le député François Ruffin quelques heures plus tôt, est lâché. La délégation socialiste s’engouffre dans l’immeuble. Elle a soigné son arrivée car le PS a un objectif : se placer au centre de l’union en discussion, fort des quelque 14% récoltés aux élections européennes. Il a fallu pour cela embarquer Raphaël Glucksmann, pas forcément emballé. Un communiqué publié quelques minutes plus tôt est venu rassurer l’eurodéputé : ses sujets de prédilection, le soutien à l’Ukraine, la construction européenne et le respect dans les relations politiques sont mises en avant.
Ne nous trahissez pas
Premier accroc à peine une heure plus tard, Raphaël Glucksmann intervient au journal de 20h de France 2. Il propose notamment de confier la tête de l’union à l’ancien patron du syndicat CFDT Laurent Berger, qui deviendrait ainsi Premier ministre en cas de victoire. Une manière de couper l’herbe sous le pied aux éventuelles ambitions de Jean-Luc Mélenchon. Interrogé lors d’une brève sortie, le communiste Fabien Roussel simule l’étonnement, puis lâche « c’est le point de vue de Raphaël Glucksmann ». Dans les messageries, des insoumis sursautent. Un socialiste cingle : « pas sympa pour Laurent Berger. » Celui-ci fera savoir qu’il n’est pas intéressé par le poste.
Mais pour l’instant, le coup de bluff infuse à l’intérieur. La nuit tombe quand plusieurs centaines de jeunes manifestants venus du rassemblement contre l’extrême droite place de la République débarquent dans la rue. « La jeunesse exige le Front populaire, trouvez un accord », scandent-ils. Mais aussi : « ne nous trahissez pas », signe du traumatisme de la dissolution de la Nupes. Leur venue n’est pas totalement improvisée. Un jeune cadre Insoumis rigole en racontant la scène : « les jeunes Écolos nous ont faussé compagnie à un moment donné. On se demandait où ils allaient. Ils ont essayé d’être les seuls sous les fenêtres, mais on les a suivis ! »
La rue se remplit en tout cas peu à peu. Hasard ou coïncidence, les chefs de parti envoient un communiqué de presse. Ils y annoncent avoir trouvé un accord pour présenter des candidatures communes lors des élections législatives. Quelques instants plus tard, les voilà devant la porte, sous les vivats de la foule : « attention concentrez-vous », tente Marine Tondelier face au tumulte. « Merci pour tout, mais tout reste à faire », modère la patronne des Écologistes. Des forces de police se sont déployées dans la rue. Quelques minutes plus tard, des gaz lacrymogènes sont lancés pour disperser la foule et le brouillard ne fait que commencer.
La valse des circos
C’est toujours le cœur des négociations pour des élections législatives : la répartition des circonscriptions. En 2022, la France insoumise, forte des 22% recueillis par Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle, se taille la part du lion : 330 sur 577. Les Écologistes en obtiennent 100, les Socialistes, 70 et les Communistes, 50. Une répartition qui avait provoqué de violents soubresauts internes au PS, au point qu’Olivier Faure avait été contraint de mener une campagne intense auprès des fédérations départementales pour faire accepter l’accord, finalement ratifié de peu.
Cette fois, pas question pour les socialistes de revivre la même situation, surtout après être sortis largement en tête de la gauche lors de la bataille des Européennes. « C’est un moment de rééquilibrage », souffle mardi un négociateur socialiste. Mais les discussions commencent mal : La France insoumise propose peu ou prou la même répartition qu’en 2022. Impossible à vendre aux anciens contempteurs de la Nupes, la présidente de la région Occitanie Carole Delga, le maire de Rouen Nicolas Mayer Rossignol, la maire de Paris Anne Hidalgo ou encore le patron des sénateurs socialistes Patrick Kanner. Le Conseil national socialiste du mardi soir est tendu, même si Olivier Faure affiche l’objectif fixé : 170 circonscriptions. Il en aura même 175 le lendemain matin lorsqu’est annoncé, au bout de longues négociations, un accord de répartition. LFI a fait une forte concession, lâchant à elle seule 100 sièges potentiels. Un écran de fumée toutefois, car les Insoumis sont bien décidés à se réserver les circonscriptions les plus susceptibles d’être remportées.
Un programme par à-coups
Les discussions sur le programme sont quant à elles davantage fluides, ce qui ne veut pas dire rapides. Les négociateurs ont entamé leur première réunion mardi à 9h. Elle se termine le lendemain matin à 7h. Vingt-deux heures pour aborder des dizaines et des dizaines de points, avec quelques sujets explosifs, notamment sur les questions internationales. Le sujet de l’Ukraine ne pose finalement que peu de problèmes, « un soutien inconditionnel » à Kiev est rapidement décidé, ainsi que la reconnaissance des frontières d’avant 2014. Sur le Proche-Orient, c’est plus compliqué. Les Insoumis rechignent toujours à se faire imposer une manière de s’exprimer. Finalement une entre-deux est trouvé : les attaques menées le 7 octobre par le Hamas seront qualifiées de « massacres terroristes ». Plus question de « génocide » contre les Palestiniens. Mais dans l’autre sens, le programme demande une rupture franche avec le gouvernement israélien et la reconnaissance immédiate de l’État de Palestine ainsi qu’un soutien aux procédures de la CPI. Tout semble se passer sans heurts, jusqu’à la nuit de mercredi à jeudi.
Alors que les négociateurs pensent avoir fait le plus dur, Place publique revient avec une version remaniée concernant la lutte contre l’antisémitisme. « Un addendum pas très constructif », peste une conseillère écologique. La fatigue aidant, les positions se tendent. Mais rien comparé à la crise que le matin suivant va vivre.
Le grand bluff
Il est 11h jeudi. Fabien Roussel est dans sa voiture, il doit retourner chez lui à Saint Amand les Eaux, dans le Nord. Son téléphone sonne, les socialistes viennent de quitter la table des négociations. Il est contraint de faire demi-tour. Au siège du PS à Ivry sur Seine, les visages sont graves, on avertit les fédérations qu’il faut se préparer à présenter des candidats dans les 577 circonscriptions. « Alerte rouge » : le message s’affiche sur les téléphones de plusieurs journalistes. Olivier Faure et son équipe de négociateurs sont furieux : les insoumis et les écologistes se seraient entendus pour se réserver le gros des circonscriptions gagnables. L’objectif des troupes de Jean-Luc Mélenchon est clair : s’assurer un groupe de députés supérieur au total des autres formations pour être certaines d’avoir la main sur la désignation d’un éventuel Premier ministre.
Pendant plusieurs heures, les messages et coups de téléphone des journalistes sonnent dans le vide : le Front populaire tremble sur ses bases. Il faut dire que des sacrifices ont été concédés côté socialiste : Olivier Faure a ainsi accepté que son fidèle directeur de cabinet Tristan Foveau, secrétaire fédéral du Finistère, soit sacrifié et que plus largement la Bretagne, terre socialiste, soit surtout représentée par des Insoumis. Face à la crise, les chefs de parti reprennent la main au siège des Écologistes. L’opération « coup de bluff » fonctionne. En milieu d’après-midi, l’accord de répartition est trouvé, offrant notamment un boulevard aux socialistes en Occitanie ou dans les Hauts de France, mais aussi quatre circonscriptions à Paris. Reste maintenant à finaliser le programme.
Pilule amère pour les sociaux-démocrates
Alors que dans la rue des syndicalistes pro-Front populaire font face au collectif de lutte contre l’antisémitisme Nous Vivrons, hostile à l’accord, les dirigeants peaufinent leur communiqué. Il sort finalement un peu après 20h, juste avant que l’ancien président socialiste François Hollande ne prenne la parole sur TF1. « Une immense attente d’union s’est exprimée, elle est scellée ! » s’enthousiasme le communiqué. « Le Nouveau Front populaire est né », clame un autre.
L’ex-chef de l’État reconnaît la nécessité d’union et admet du bout des lèvres soutenir l’accord trouvé. Aucune réaction en revanche du côté de Place publique. Le silence dure jusqu’à vendredi matin quand Raphaël Glucksmann, invité sur France Inter, s’engage lui aussi en faveur du Front populaire, mais manifestement sans enthousiasme. Les deux hommes sont d’ailleurs absents de la conférence de presse organisée à la maison de la Chimie, juste à côté de l’Assemblée nationale que compte bien investir le nouveau Front populaire en juillet.
Autre absent de marque : Jean Luc Mélenchon. Le triple candidat à la présidentielle, qui a déclaré dans la semaine « se sentir capable de devenir Premier ministre » a préféré éviter d’attirer les regards et les questions sur lui car une nouvelle bataille commence pour le Front populaire : celle des interrogations sur celui ou celle qui s’installera à Matignon en cas de victoire. « On préfère parler d’équipe que de leader », se défend le patron des députés socialistes sortants Boris Vallaud. Dans les circonscriptions, l’heure est à l’effervescence : la date limite de dépôt des candidatures a été fixée à ce dimanche 18 heures.
A. D.