dimanche 22 décembre 2024
Accueil > A la UNE > Mort de Quincy Jones : du jazz à Michael Jackson, itinéraire d’un arrangeur de génie

Mort de Quincy Jones : du jazz à Michael Jackson, itinéraire d’un arrangeur de génie

Le musicien, arrangeur et producteur américain Quincy Jones est mort ce dimanche 3 novembre à l’âge de 91 ans, a annoncé sa famille dans un communiqué : « Ce soir, c’est le cœur plein mais brisé que nous devons partager la nouvelle du décès de notre père et frère Quincy Jones. Bien qu’il s’agisse d’une perte pour notre famille, nous célébrons la grande vie qu’il a vécue et savons qu’il n’y en aura jamais d’autre comme lui. »

Non, Quincy Jones ne fut pas seulement le producteur inspiré du jeune Michael Jackson au tournant des années 1980. Notons cependant que cet épisode marquant de sa prestigieuse destinée résume assez justement l’ingéniosité de cet homme qui, tout au long de sa vie, a su flairer les soubresauts de la culture populaire afro-planétaire, mettre en valeur ses partenaires et servir leurs œuvres. En devenant un arrangeur émérite, Quincy Jones comprit très vite que ce statut lui permettait d’être au centre des préoccupations artistiques de ses contemporains et le rendait, de fait, incontournable.

Lorsqu’il s’essaye à la trompette dans l’orchestre du vibraphoniste Lionel Hampton, Quincy Jones n’a pas 20 ans. Même s’il n’est pas encore un grand instrumentiste, sa sensibilité acquise au contact de son aîné, Clark Terry, lui permet de se distinguer. Il n’oubliera d’ailleurs jamais de lui rendre hommage au fil des décennies.

Il connaît pourtant ses limites et réalise que l’interprétation n’est pas sa voie. Il préfère travailler sur la texture d’une composition. Il aime peaufiner, remodeler, adapter, malaxer, une partition pour la rendre plus scintillante et séduisante. Cet exercice rigoureux lui convient parfaitement. Il se plaît donc à magnifier le répertoire de ses homologues jazzmen. Les grandes figures d’alors le sollicitent, Duke Ellington, Count Basie, Gene Krupa, Sarah Vaughan, Dinah Washington, et son ami Ray Charles.

Rencontre décisive

C’est en France que son épopée va s’accélérer. En 1957, il fait la connaissance de Nadia Boulanger. Cette rencontre sera déterminante. Cette immense pédagogue et pianiste classique lui donne une meilleure lecture de son art. Quincy Jones parfait sa science de l’écriture et devient un redoutable compositeur à qui l’on prédit un brillant avenir.

Il croise alors le producteur Eddie Barclay qui lui confie la direction musicale de son label et l’encourage à collaborer avec Michel Legrand, Charles Aznavour, Henri Salvador. Ces moments de franche camaraderie resteront à jamais inscrits dans la mémoire de Quincy Jones qui se plaisait à conter ses aventures de jeunesse parisiennes.

L’esprit de liberté qu’éprouvait alors ce jeune afro-américain plein de talent contrastait singulièrement avec son quotidien outre-Atlantique. Au cœur des années 1960, la lutte du peuple noir aux États-Unis pour obtenir une égalité de droits est féroce et violente. Gagner le respect des citoyens blancs est un combat constant. Ainsi, lorsque Quincy Jones devient vice-président des disques Mercury, son aura s’accroît et précipite son ascension.

Toujours passionné par la composition et l’arrangement, il répond avec gourmandise aux très nombreuses demandes d’orchestration. Il s’illustre dans l’univers du cinéma et de la télévision en concoctant des musiques de films et génériques de feuilletons pour le petit et grand écran. Tout va très vite ! Frank Sinatra, Ella Fitzgerald, Billy Eckstine, Peggy Lee, Aretha Franklin, entre autres, se laissent charmer par ce jeune surdoué capable de revitaliser leur musicalité.

Pendant 15 ans, Quincy Jones est le pilier omniprésent de l’industrie du disque américain. Il s’adapte, voire devance l’air du temps, et non content de donner de l’éclat au patrimoine de ses nouveaux amis, continue de produire ses propres albums, cherchant perpétuellement le bon équilibre entre audace et perfection.

Son esprit bouillonnant ne résistera cependant pas à la frénésie boulimique de son engagement artistique. En août 1974, Quincy Jones est victime d’une rupture d’anévrisme. Il frôle la mort. Il sait que son train de vie doit changer mais son envie irrépressible de réaliser des projets toujours plus enthousiasmants le pousse à se relever.

Records de vente avec Michael Jackson

Il crée Qwest Productions en 1975, et entend bien poursuivre son réjouissant labeur malgré les revers de l’existence. En 1978, la roue tourne à nouveau dans le bon sens. Sur le tournage du film The Wiz de Sidney Lumet, il sympathise avec un gamin de 20 ans plutôt doué. La suite est désormais immortalisée dans les livres d’histoire. Le duo Quincy Jones-Michael Jackson sera l’une des plus époustouflantes réussites du XXe siècle. Off the Wall, Thriller et Bad pulvériseront tous les records de vente d’albums sur la planète et hisseront Quincy Jones au rang de producteur héroïque.

Certes… Mais l’épopée ne s’arrête pas là et ne doit pas être à ce point circonscrite. Ce chapitre indélébile subsistera, nous pouvons en être convaincus, mais derrière l’artisan du succès, il y a toujours eu le musicien aguerri dont l’éducation jazz informelle américaine et la discipline académique, héritée de ses années de professionnalisation parisiennes, ont nourri une ouverture d’esprit très fertile.

Il paraissait évident qu’il suggère à son ami Miles Davis de relire, au crépuscule de sa vie, une part de son passé lyrique. Ainsi, le 8 juillet 1991, Quincy Jones eut le privilège de diriger le Gil Evans Orchestra lors d’un concert majestueux à Montreux en Suisse durant lequel Miles Davis réinterprétait, pour la première fois depuis les années 1950, ces œuvres d’antan.

Outre la dimension fraternelle et nostalgique de cette prestation unique, cet événement symbolisait, pour Miles et Quincy, l’aspiration de tout citoyen africain-américain d’élever la culture noire à sa juste valeur. Quelques semaines plus tard, Miles Davis quittait ce monde et Quincy Jones le pleurait avec, malgré tout, la fierté d’avoir suscité ses retrouvailles scéniques.

Après ce deuil mélodieusement éprouvant, « Q » comme on l’appelait désormais affectueusement, semblait vouloir partager davantage son expérience et mettait en scène ou en musique le récit de ses souvenirs. Le fringant sexagénaire voyait les hommages s’accumuler et acceptait volontiers l’image du sage patriarche que l’on consulte périodiquement.

Ovation à Paris

Ces dernières années, il continuait à soutenir les jeunes créateurs et encensait les virtuoses auxquels il croyait. Jacob Collier, Alfredo Rodriguez, Nikki Yanofsky peuvent aujourd’hui se féliciter d’avoir reçu les encouragements et conseils du maestro.

L’une des dernières somptueuses révérences eut lieu le 27 juin 2019 à l’Accor Arena. À Paris, là où, 60 ans plus tôt, tout avait véritablement commencé, Quincy Jones reçut l’ovation populaire de ses admirateurs et les honneurs de ses amis musiciens qui lui offrirent un grandiose spectacle hagiographique rythmé par les acrobaties de solistes inimitables, Richard Bona, Marcus Miller, Selah Sue, Ibrahim Maalouf, et les ornementations symphoniques de l’orchestre dirigé par Jules Buckley. 20 000 spectateurs émus, anonymes et célébrités, dont Manu Dibango ou Kyle Eastwood par exemple, accompagnèrent ce sacre mérité en se trémoussant, entre autres, sur « Soul Bossa Nova », « Gimme The Night », « Thriller », « Let The Good Times Roll », une avalanche de classiques estampillés « Q ».

Ce soir-là, Quincy Jones remerciait Paris de lui avoir donné les clés de sa prodigieuse épopée. Non, il ne fut pas seulement le producteur inspiré du jeune Michael Jackson mais un magicien capable d’éclairer les étoiles !

J. F.