En France, une journaliste peut être suivie par des policiers en civil à la sortie de son travail ou lors d’un week-end en Provence. Elle peut voir son téléphone portable espionné en direct, pendant des semaines. Elle peut même être prise en photo dans la rue ou pendant qu’elle fait ses courses au supermarché.
Je ne vous parle pas d’un mauvais roman d’espionnage, mais de ce que ma collègue Ariane Lavrilleux a appris en consultant l’épais dossier de l’instruction judiciaire ouverte en juillet 2022, pour compromission du secret de la défense nationale. Sa lecture des procès-verbaux et des actes de procédure dévoile l’utilisation de moyens d’enquête hors norme contre une journaliste et de méthodes de surveillance ultra-intrusives visant à espionner ses moindres faits et gestes. Au mépris de la vie privée d’Ariane, comme de la protection de ses sources.
« Dispositif de surveillance » devant les locaux de Disclose
D’après ce qu’Ariane a pu constater, le 25 mai 2023, des policiers de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) rédigent une note sur son « usage des réseaux de communication cryptée », sans préciser comment ils ont obtenu ces informations. Ils écrivent : « Ariane Lavrilleux utilise WhatsApp configuré avec effacement des messages au bout de 90 jours, elle utilise également Telegram et Signal. » Peu après, le 31 mai 2023, un commissaire de la DGSI déclenche la géolocalisation de son smartphone. L’ensemble de ses déplacements vont être suivis en temps réel et enregistrés pendant un mois. Motif invoqué, selon la procédure : « Déterminer ses habitudes de vie ainsi que d’éventuels lieux de résidence pour faciliter son interpellation. »
Le lendemain, « l’étude de la géolocalisation indique une position dans le secteur de son lieu de travail ». Il s’agit des locaux de Disclose, en région parisienne. La DGSI décide d’installer un « groupe de surveillance ». La suite est détaillée sur procès-verbal :
17h35 – « Observons Ariane Lavrilleux sortir d’un pas pressé. Elle est brune, porte une coupe au carré, est vêtue d’un t-shirt blanc avec des motifs dans le dos, d’un jean bleu et d’un totebag »
17h42 – « Monte dans le tram en direction de la porte de Vincennes. Ariane Lavrilleux manipule son téléphone »
22h00 — Levée du dispositif
« 81 pages de relevés bancaires » analysées
Rebelote le 8 juin 2023, de 16h00 à 23h35. Puis à nouveau le 11 juin. Cette fois, des agents de la DGSI vont la suivre lors d’un déplacement à Montpellier, où elle va donner un cours à l’École supérieure de journalisme. À 18h10, « une femme correspondant à la description et à la photo est identifiée comme étant l’objectif », rapporte un agent présent à la gare. Une heure et demie plus tard, il écrit : « Elle n’a aucun contact hormis avec les commerçants. » La filature est levée à 20h.
Les policiers spécialistes du contre-espionnage ne se sont pas contentés d’épier Ariane au quotidien. Ils ont analysé ses finances sur plusieurs années. Quatre-vingt pages de liasses fiscales et 81 pages de relevés bancaires figurent au dossier judiciaire. Tous ses déplacements en train ont également été épluchés sur une période de trois ans, entre août 2020 et juin 2023.
Cette débauche de moyens, techniques et humains, trouvera donc un aboutissement, le 17 janvier prochain. Ariane est convoquée par une juge qui la soupçonne de s’être approprié et d’avoir divulgué un secret de la défense nationale. Elle s’y rendra en présence de l’avocat de Disclose, Christophe Bigot, et rappellera ce que nous défendons depuis plus de cinq ans : le secret défense n’autorise pas tout. La préservation de l’anonymat de nos sources est le seul moyen de révéler des informations d’intérêt public, qui nous concernent toutes et tous. Nous ne sommes ni des criminels, ni des militants, et encore moins des agents à la solde de l’étranger. Juste des professionnel·les qui croient en l’importance du journalisme d’investigation indépendant. Et qui sont prêt·es à de nombreux sacrifices pour le défendre.
M. D. in Disclose