samedi 19 avril 2025
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Disparition / Pérou : Mort de Mario Vargas Llosa, dernier monstre sacré de la littérature latino-américaine

L’écrivain péruvien est décédé le dimanche 13 avril à Lima, la capitale péruvienne, à l’âge de 89 ans. Dernier survivant d’une génération de grands auteurs latino-américains qui ont fait exploser les frontières littéraires du sous-continent (Garcia Marquez, Cortazar, Fuentes, etc), Mario Vargas Llosa nourrissait depuis des décennies la chronique littéraire, avec son œuvre généreuse, la chronique politique avec sa candidature à la présidence du Pérou et ses multiples déclarations, analyses et prises de position le plus souvent très conservatrices, et enfin la chronique mondaine. Prix Nobel en 2010 et membre de l’Académie française depuis 2021, Mario Vargas Llosa est devenu au fil de son œuvre et de ses engagements presque un de ces personnages qu’il met en scène dans ses romans. 

Le prix Nobel de littérature hispano-péruvien Mario Vargas Llosa s’était retiré à Lima, où il vivait depuis quelques mois en retrait de la vie publique, a annoncé sa famille dans un message sur X. Ces derniers mois, les rumeurs sur la détérioration de l’état de santé de l’écrivain s’étaient multipliées. Il « est à l’aube de ses 90 ans, un âge où il faut réduire un peu l’intensité de ses activités », avait déclaré son fils Alvaro en octobre dernier.

Chaque année, un nouveau roman et de multiples publications – analyses politiques, recueils d’articles ou d’analyses – Mario Vargas Llosa écrivait sans cesse. Il a publié son dernier roman Le dedico mi silencio en 2023, et livrait tous les quinze jours un éditorial dans un quotidien espagnol et ce jusqu’en décembre de la même année. Ses publications dans de nombreuses revues ont fait l’objet de multiples éditions, jusqu’à ces derniers mois. Prolifique en tant qu’auteur et en tant que sujet, y compris dans les chroniques mondaines puisqu’il a souvent fait la Une du magazine people espagnol Hola après son union puis sa séparation d’avec Isabelle Preysler. Présent aussi dans la vie politique de son pays d’origine, le Pérou. La journaliste du journal Le Monde, Florence Noiville, a eu une très belle phrase pour caractériser la vie et l’oeuvre de Mario Vargas Llosa : « la vie, la littérature et la politique forment un grand tout chez MVL Trois brins d’une même tresse, nattés si serrés que l’un de va jamais sans les autres

Un « homme-plume » 

C’est que, très jeune déjà, raconte t-il dans le premier volume de ses mémoires, Le poisson dans l’eau, il a voulu réécrire les histoires dont il voulait « corriger la fin ». « Dans la vie et dans l’écriture, dans l’action et dans la parole, Mario Vargas Llosa s’est très tôt senti senti comme un poisson dans l’eau », écrit son traducteur depuis plus de cinquante ans (1971) Albert Bensoussan, dans un essai qu’il lui a consacré. Comme un poisson dans l’eau dans la vie en fait, la vie et ses tourbillons. « un homme-plume », écrit Mario Vargas Llosa, après avoir reçu son Nobel en 2010, confessant « avoir encore beaucoup de projets sur la table ».

Un homme-plume dont la première nouvelle, El desafio, publiée à 20 ans, fut récompensée d’un prix par La Revue française qui l’invite à Paris où il débarque en 1959. Un homme-plume qui « s’enfermait du petit matin jusqu’au soir pour écrire et il fallait lui laisser son déjeuner (un sandwich ou un plat léger) sur un plateau devant la porte. Mario l’ouvrirait, déjeunerait seul et continuerait à écrire, à écrire », raconte une autre grande plume, le Cubain Guillermo Cabrera Infante qui vécut à Londres en même temps que le couple Vargas Llosa. Vargas Llosa écrivait alors La tante Julia et le scribouillard, l’une de ses œuvres d’autofiction la plus célèbre, racontant ses amours avec sa tante, sa première épouse et son éducation sentimentale. « La littérature est autant une vocation qu’une discipline, un travail et une obstination », écrivait encore Vargas Llosa.

Tout a commencé au Pérou

Né en 1936 dans la ville péruvienne d’Arequipa, Mario Vargas Llosa grandit entre la Bolivie et le Pérou, élevé par sa mère et ses grands-parents maternels. Il ne connut son père qu’à l’âge de dix ans, ses parents s’étant séparés dès sa naissance. Il raconte ses retrouvailles avec son père – conflictuelles – dans le premier chapitre de son autobiographie : « Ce monsieur qui était mon papa », un titre qui en dit long. L’enfant-roi, élevé par la tribu familiale, est alors soumis à la discipline de fer imposée par son géniteur. Il étudiera les lettres et le droit à l’université San Marcos de Lima, militera un an au Parti communiste et chroniquera dans plusieurs journaux. Des éléments biographiques qui nourrissent plusieurs de ses premiers romans. En 1958, il quitte le Pérou pour l’Espagne à la faveur d’une bourse pour une thèse de doctorat, puis Paris.

Et c’est dans la capitale française que Vargas Llosa dit être véritablement devenu écrivain. « C’est à Paris que j’ai écrit mes premiers romans, découvert l’Amérique latine et commencé à me sentir latino-américain. J’y ai vu la publication de mes premiers livres. La France m’a enseigné que l’universalisme, trait distinctif de la culture française depuis le Moyen Âge, loin d’être exclusif de l’enracinement d’un écrivain dans la problématique sociale et historique de son propre monde, dans sa langue et sa tradition, s’en fortifiait, au contraire, et s’y chargeait de réalité ». Voilà ce qu’il écrit dans la préface de ses œuvres publiées dans la prestigieuse collection de La Pléiade, chez Gallimard, où il est l’un des rares écrivains à être entré de son vivant mais surtout le tout premier auteur de la Pléiade issu du domaine étranger et à ne pas avoir la nationalité française. Une reconnaissance qui se manifestera une nouvelle fois avec son entrée en grande pompe à l’Académie française en 2023.

Le maître Flaubert 

Vargas Llosa écrit à en perdre haleine. Romans, essais, théâtre, articles et éditoriaux, il s’est essayé à tous les genres, et même à des scénarios pour le cinéma, raconte son traducteur qui a travaillé à la version française de plusieurs scénarios pour la Paramount France, qui finalement n’en retiendra aucun. Un formidable raconteur d’histoires au « verbe généreux », selon l’expression de Bensoussan. Une langue accessible, sans effets de manche tropicalistes, mais pleine de faconde et de couleurs, des personnages de chair, pleinement vivants, évoluant dans des contextes historiques très documentés. A l’instar de Flaubert son maître, l’inventeur du « narrateur invisible » à qui il voue une « infinie gratitude » et rend un émouvant hommage dans son discours du Nobel, il prend des notes, se rend sur les lieux de l’intrigue, vérifie tout – d’ailleurs on l’appelle le Flaubert péruvien - on pense à La fête au bouc sur la dictature de Trujillo ou Temps sauvages sur le Guatemala où l’on retrouve Trujillo et la United Fruit, instrument de colonisation, Le rêve du Celte dénonçant les  atrocités de la colonisation d’extermination au Congo belge, et bien sûr La guerre de la fin du monde, dans le Nordeste brésilien.

« Un Sudaca con pasaporte español »  

Des sujets graves qui n’excluent pas la faconde et l’humour. Si ses maîtres sont Flaubert, Hugo (il lit Les Misérables à 14 ans dans la pension militaire où l’a enfermé son père et lui consacre son essai La tentation de l’impossible), Faulkner ou Conrad, son terreau c’est l’espagnol. Vargas Llosa est multilingue. Ses romans ont mené cet écrivain voyageur aux multiples passeports aux quatre coins du monde. Il a vécu à Lima, à Londres, à Paris (sept ans), à Madrid, aux Etats-Unis, a travaillé au Japon, en République dominicaine, au Brésil. Partout, « j’ai trouvé un gîte où je pouvais vivre en paix et travailler, apprendre des choses, nourrir des illusions, rencontrer des amis, faire de bonnes lectures et trouver des sujets d’écriture… ». Où qu’il soit, il a son lieu, c’est le roman sur lequel il travaille. Mais le Pérou est toujours là et  dans son discours du Nobel, il a de belles phrases pour ce pays qu’il porte « dans ses entrailles » comme une « maladie incurable ». Le pays où il est né, où il a grandi, mais aussi ce pays métis, de « tous les sangs », comme l’écrivait un autre Péruvien, José Maria Arguedas (qu’il cite aussi dans son discours du Nobel), celui des peuples andins, des colonisateurs espagnols et des autres, venus d’Asie et d’Afrique. « Si nous grattons un peu, nous découvrons que le Pérou, comme l’Aleph de Borgès, est en petit format le monde entier. Quel privilège extraordinaire que celui d’un pays qui n’a pas une identité parce qu’il les a toutes ! »

Sur tous les fronts 

Vargas Llosa a été sur tous les fronts, littéraire et politique. Une affaire de génération, sans doute. Une passion aussi pour la chose publique qui l’a mené à s’engager en politique au point de se porter candidat à la présidence du Pérou. C’était en 1990. Soutenu par une coalition de centre-droit, il sera battu par Alberto Fujimori, récemment décédé. Une candidature libérale prônant la liberté économique et vantant les vertus du marché. Il évoque dans ses mémoires son voyage éclair dans quatre dragons asiatiques, le Japon, Taïwan, la Corée du sud et Singapour, des modèles d’intégration au marché mondial et des exemples à suivre pour son pays.

Engagé, comme beaucoup de ses camarades d’écriture latino-américains d’abord à gauche (il fut d’ailleurs le premier auteur latino-américain de la génération du « boom » à être traduit en russe pour La ville et les chiens en 1965), il soutient la révolution cubaine et les processus de décolonisation en cours dans les années 60. Vargas Llosa date d’un voyage dans l’ex-URSS en 1968, du retentissant procès de Heberto Padilla à Cuba, en 1971, et de la lecture de Karl Popper, sa bascule politique qu’il justifie par un refus du « populisme », qu’il soit de droite ou de gauche. De ce moment date sa célèbre rupture avec Gabriel Garcia Marquez. Le Péruvien se revendique comme «libéral » et assure que « la démocratie est le produit du libéralisme » et que le libéralisme a sonné la fin des utopies du XXe s.

« Le roman sauvera la démocratie » 

Il a créé la Fondation internationale pour la liberté (FIL), actuellement présidée par son fils Alvaro, un think tank ultra libéral et multiplie les prises de position, le plus souvent très conservatrices sur un plan politique : soutien à Margaret Thatcher en un autre siècle, soutien au Chili à la candidature de José Antonio Kast à la dernière présidentielle, appelant à voter – avec d’autres conservateurs – pour Javier Milei en Argentine… Mais en février 2021, il s’indigne de l’expulsion par le gouvernement chilien, par avion militaire sur ordre du président Piñera de migrants vénézuéliens : « le Chili a la mémoire courte, écrivait alors dans une chronique MVL, qui oublie que le Venezuela a autrefois accueilli de nombreux Chiliens qui fuyaient la dictature de Pinochet ! » Dans cette même chronique, il saluait la décision du gouvernement colombien de régulariser plus d’un million de migrants vénézuéliens. De même, il soutient Biden contre Trump qu’il accuse de faire de la politique un show. Si son nom est apparu dans les enquêtes sur les Panama et Pandora papers, Vargas Llosa a fait de la lutte contre la corruption qui règle chez les élites politiques en Amérique latine et du manque général de culture politique, ses chevaux de bataille.

Ses prises de position souvent ulcèrent ses lecteurs qui dissocient l’écrivain du chroniqueur. Mario Vargas Llosa « se dit libéral, écrit son traducteur Albert Bensoussan, Mais cela ne l’empêche pas de critiquer ‘la pieuvre’ (la compagnie United fruit) et le rôle de la CIA… ou de s’élever contre la persécution des homosexuels par le passé, C’est surtout un homme libre qui veut garder sa liberté de jugement ». Dans une tribune au quotidien El pais, Vargas llosa écrivait en 2022 : « Je peux me tromper, et en l’occurrence mes erreurs correspondante à une idée qui, me semble-t-il, est profondément démocratique : les peuples ont le droit de se tromper. En démocratie, ces erreurs peuvent être rectifiées et amendées.» Le roman sauvera la démocratie, ou s’abîmera avec elle et disparaîtra, assurait-il encore.

I. L. G.