Qui sait que, deux ans après le début de l’insurrection, le FLN a organisé et réussi une massive mobilisation populaire non violente ? La « grève des huit jours » (28 janvier-4 février 1957) fut très suivie dans toute l’Algérie et dans l’émigration. Mais dans la colonie, elle fut réprimée avec une brutalité sans précédent et invisibilisée par le pouvoir français. Plus rien de tel ne fut tenté par la suite par le FLN.
À l’automne 1956, deux ans après le 1er novembre 1954, un « Diên Biên Phu politique » paraît encore possible aux dirigeants du FLN. Conformément aux orientations de son récent congrès de la Soummam, il décide alors d’un tournant stratégique majeur : l’entrée en scène des masses urbaines dans la révolution anticoloniale en cours. Il s’agit ponctuellement d’interpeller l’ONU en donnant à voir au monde un large soutien populaire. Mais aussi, selon les termes du Comité de coordination et d’exécution (CCE) qui dirige le FLN en 1957, d’augmenter le « potentiel révolutionnaire » du FLN en entraînant « dans la lutte active de nouvelles couches sociales » qui procéderont ainsi à « la première et véritable répétition de la nécessaire expérience pour l’insurrection générale ».
La prise de la rue par des manifestations de masse exposerait la population à une répression sanglante. Le choix est fait d’une forme d’action collective démocratique et non violente, en principe toujours légale en Algérie comme en métropole : une grève générale, d’une longueur exceptionnelle. Après un débat sur la durée supportable matériellement par une population très majoritairement pauvre, le CCE opte pour huit jours de grève dans toutes les zones urbaines ainsi qu’en France, avec des actions de solidarité en Tunisie et au Maroc et dans le reste du monde arabe.
Faire des quartiers musulmans des « cités mortes »
Le bilan des années 1955 et 1956 autorise le FLN à un certain optimisme. En sus de fréquentes grèves catégorielles se sont produites de nombreuses grèves nationalistes, organisées notamment par l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA). Ces journées à la fois commémoratives et revendicatives, mêlant souvent arrêts de travail et manifestations de deuil collectif, par exemple le 5 juillet en mémoire de l’invasion française en 1830, ou le 1er novembre, anniversaires du début de l’insurrection, furent toujours entravées et réprimées, mais significativement suivies.
Les sources archivistiques algériennes disponibles sont peu nombreuses, mais celles de la surveillance policière montrent que, dès décembre 1956, la grève est une priorité absolue pour l’appareil du FLN et pour ses syndicats. La directive interne du CCE déjà citée, saisie en janvier 1957, l’organise avec soin. Des comités de grève ouvriers sont mis en place. Tous les militants sont « déchargés de leurs responsabilités » pour s’y consacrer. La population prévoira son ravitaillement pour huit jours et des fonds pris sur les caisses du FLN aideront les indigents. Toute la population est mise à contribution : elle devra rester chez elle pour faire des quartiers « musulmans » des « cités mortes ». En France aussi, la grève devra être « générale ».
La date de déclenchement devait coïncider avec l’examen à venir de la « question algérienne » par l’ONU. Mais celle-ci ne sera finalement débattue qu’en février, après la fin de la grève.
S’instaurent ainsi dès la fin de 1956 un suspens intense et une montée en tension très sensibles dans les archives coloniales. Dans toute l’Algérie et en France, les forces de l’ordre saisissent vite de nombreuses preuves de l’existence d’un efficace réseau clandestin de propagande : ce sont des « papillons » sur les murs, des tracts et des courriers, ronéotés ou manuscrits, en français, en kabyle, en arabe, diffusés sous le manteau par les comités de grève ; on saisit aussi le périodique du FLN Résistance algérienne, le journal syndical de l’UGTA L’Ouvrier algérien, qui articule lutte de classe et anticolonialisme, ainsi que son « quatre pages » adressé aux « travailleurs algériens d’origine européenne », les engageant à se joindre à la grève pour l’indépendance d’un pays qui, selon le syndicat, sera aussi le leur. Les radios de Tunis, Rabat, Damas et du Caire, ainsi que celles émettant depuis le territoire algérien, jouent un rôle majeur dans la diffusion du mot d’ordre auprès d’une population majoritairement analphabète.
La surveillance policière s’exerce aussi sur ce qu’elle nomme la « propagande chuchotée » : dans les marchés, hammams, cafés maures, mosquées…, on se passe l’information et on la discute. Dès le début de janvier, on signale que des familles commencent à stocker des denrées. Les différents organes de surveillance de « l’opinion musulmane » n’ont aucun doute : l’appel à la grève sera suivi, tant en Algérie qu’en métropole.
En métropole, un succès massif
En France, l’âpre rivalité entre la Fédération de France FLN et le Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj encore très fort dans certaines régions sème la confusion sur la date de départ du mouvement. Mais la grève est une éclatante réussite dans toutes les régions d’immigration. C’est ce que montrent les archives du Service de coordination des informations nord-africaines. Cette police politique des Algériens dresse la liste des centaines d’entreprises employant des immigrés et y compte chaque jour les grévistes. Après un premier jour de grève moyennement suivie, car seul le MNA y appelle, le taux de grève augmente dès le 29 janvier pour dépasser très souvent les 80 %, commerçants inclus, jusqu’au 4 février. Au dernier jour, ils sont par exemple encore 2 960 sur 3 400 chez Renault-Billancourt. Même succès en province. Les préfets informent par exemple d’une grève très majoritaire dans les bassins houillers autour de Saint-Étienne ou d’Alès.
Selon le ministère de l’intérieur, il y a durant la semaine 80 % de grévistes dans la métallurgie, la chimie, l’alimentation et les travaux publics. Le 28 janvier, près de la Mosquée de Paris ou dans le Nord, des manifestations du MNA sont violemment dispersées, avec des arrestations. L’Humanité évoque la grève en une, mais en interne les militants communistes déplorent l’indifférence et même l’hostilité des travailleurs français. Une vague de licenciements pour « absence sans motif » frappe les grévistes, déclenchant ici et là de nouvelles grèves de protestation.
Le lancement de la guerre contre-insurrectionnelle
L’annonce d’une grève générale a créé une véritable panique au ministère de Robert Lacoste. Le spectacle d’une grève majoritaire prouverait aux yeux du monde un échec complet de la « pacification » et ruinerait la propagande selon laquelle le FLN n’est qu’une bande armée sans base sociale. À Constantine, Maurice Papon indique dans une directive secrète que la grève doit être à tout prix « brisée avant son déclenchement ».
Cet affolement précipite une mesure radicale : la militarisation de la répression dans les villes. Donnant satisfaction aux ultras et à certains militaires qui réclament « l’armée au pouvoir », le gouvernement du socialiste Guy Mollet décide de s’en remettre entièrement au général Raoul Salan et à ses officiers rentrés très revanchards d’Indochine et de l’aventure de Suez et désireux de mettre en pratique en Algérie les principes de la guerre antisubversive. La grève des huit jours leur fournit l’occasion de le faire à grande échelle.
C’est la situation à Alger, ville vitrine de l’Algérie française, qui compte vraiment. Le général Jacques Massu y reçoit les pleins pouvoirs répressifs le 7 janvier 1957. Son terrain n’est plus le djebel tenu par les maquis, mais une vaste région très urbanisée. Sa première mission est d’écraser la grève. Dès lors, sa cible est la population « musulmane » tout entière susceptible de suivre le mot d’ordre. Dans le vaste Constantinois, c’est le super-préfet Maurice Papon qui coordonnera la répression militaro-policière.
Début janvier commence une répression préventive par l’action psychologique et la terreur. Lacoste interdit aux médias d’évoquer l’appel du FLN. Le 5e Bureau de l’armée fabrique et diffuse dans tout le pays des « tracts noirs », de faux tracts signés FLN, MNA ou Parti communiste algérien (PCA), pour semer la confusion. Une campagne de presse vise à justifier une interdiction de fait d’exercer le droit de grève dont disposent toujours en théorie les « Français musulmans ». L’intention prétendûment insurrectionnelle du FLN est dénoncée sur tous les tons : la grève relèverait en réalité du « terrorisme ». « Si les hors-la-loi tentent de déclencher une grève insurrectionnelle, nous répondrons à l’attaque par une action puissante », déclare le préfet d’Alger Serge Barret, imité à Constantine par Papon.
Dans le même temps, à Alger, Oran et Constantine se produisent de spectaculaires et fréquentes démonstrations de force militaire, médiatisées sous le nom d’« opérations Casbah ». On boucle des quartiers, dont la Casbah d’Alger, isolée du reste du monde, où l’on procède par surprise à des rafles et à des enlèvements ciblés de militants fichés. Le seul 23 janvier par exemple, pas moins de 3 500 personnes sont raflées à Belcourt et Maison carrée. Il s’agit d’intimider, mais aussi, et surtout d’entamer ce que l’un des principaux inspirateurs de la répression, le lieutenant-colonel Roger Trinquier, nomme « l’épuration » de la population « musulmane ». Être parent d’un « suspect », un « admirateur de Nasser » ou même « arrogant » sont par exemple des motifs d’assignation à résidence dans un camp. Les présumés suspects de nationalisme sont interrogés sous la torture et enfermés dans des camps. Beaucoup en meurent ou sont exécutés par des militaires qui dissimulent leurs dépouilles. À Oran et à Constantine, loin des projecteurs d’Alger, on procède de même, à moindre échelle. C’est dans ce climat de terreur militaro-policière que démarre le 28 janvier 1957 la grève en Algérie.
Une opération de camouflage gagnée par l’État colonial
Dès l’aube, des hélicoptères larguent des tracts sur les quartiers « musulmans ». Des patrouilles diffusent par haut-parleurs des discours anti-FLN, distribuent des bonbons aux enfants et diffusent de la musique arabe. Des camions sont prêts à transporter de force les grévistes sur leurs lieux de travail. Les relevés de taux de grévistes communiqués à Alger deux fois par jour par télégramme, restés secrets, démontrent le peu d’efficacité de ces méthodes. Le 28 janvier, la grève est très massivement suivie, particulièrement dans les centres urbains les plus importants, davantage semble-t-il dans l’Algérois et le Constantinois que dans l’Oranais, touchant aussi les villes du sud. Tous les secteurs, publics et privés, sont affectés, avec des taux de grévistes compris entre 60 et 100 %. La grève est souvent totale, jusque chez les ouvriers agricoles de la Mitidja, sans parler des commerces, presque tous fermés. En début de soirée, les Renseignements généraux indiquent que « l’ordre de grève lancé par le FLN a été suivi par la quasi-totalité de la population musulmane d’Alger. (…) La circulation des musulmans, enfants compris, tout au long de la journée a été à peu près nulle dans les rues de la ville ».
À défaut de pouvoir la briser, le gouvernement français s’efforce d’invisibiliser la grève aux yeux du monde, à Alger surtout. Il emploie pour cela les moyens de coercition et de propagande que la situation d’hégémonie coloniale lui offre en Algérie. Ainsi, pour éviter le spectacle de rues commerçantes aux rideaux tous baissés, l’armée arrache ces derniers. Les milices des Unités territoriales gèrent l’approvisionnement des marchés. Dans les transports urbains, où la grève est totale, autobus et tramways circulent pourtant « normalement », conduits par des employés « européens » et des militaires. Sur le port d’Alger, ce sont des centaines de détenus extraits des camps qui chargent et déchargent les navires sous bonne garde. Dans la Casbah et les bidonvilles d’Alger, des militaires sortent des habitants de leurs logements pour les obliger à déambuler dans les rues et empêcher le spectacle de « cités mortes » voulu par le FLN. Certains sont conduits de force au travail.
Lacoste fait réaliser des reportages montrant des rues d’Alger animées. Ils sont expédiés à la presse d’Algérie et de métropole et jusqu’à New York. Les journalistes non agréés par lui sont surveillés ou appréhendés. La presse française d’Algérie se livre à des acrobaties sémantiques pour annoncer chaque matin durant huit jours « l’échec » de la grève, peinant quelque peu à cacher qu’en dépit de la répression, celle-ci se poursuit significativement jusqu’au 4 février, comme le rapporte par exemple confidentiellement le préfet d’Orléansville. Le 5 février, Lacoste déclare à l’AFP : « Il y a longtemps que nous n’avions pas eu une semaine aussi satisfaisante ».
La répression « légale » des grévistes est féroce : les licenciements pleuvent et même les peines de prison pour avoir désobéi à un ordre de réquisition. Les commerçants grévistes ne sont autorisés à rouvrir que s’ils certifient par écrit qu’ils ont fait grève sous la contrainte et s’engagent à collaborer avec l’autorité coloniale. Parallèlement, la répression cachée dirigée à Alger par Massu, par les disparitions forcées, la torture et les exécutions sommaires, se poursuit. Visant non seulement à « lutter contre le terrorisme », mais bien à éradiquer toute autonomie politique chez les colonisés, elle sera bientôt baptisée « bataille d’Alger » par la propagande française.
La bataille de communication fut gagnée par l’État colonial. Et ce qui apparaît dans les archives françaises elles-mêmes comme la plus importante mobilisation populaire jamais organisée par le FLN n’est guère connu, aujourd’hui encore, tout au moins en France, que par son « échec » prétendu à Alger. Le FLN a démontré qu’il bénéficiait dès janvier 1957 d’une large adhésion populaire. Mais une répression d’une brutalité inouïe mit en échec la ligne politique affirmant la primauté du politique sur le militaire au sein du FLN. En février 1957, le CCE dut fuir Alger. Deux de ses membres, héros tragiques de la révolution algérienne, Larbi Ben M’Hidi et Abane Ramdane, perdirent jusqu’à la vie peu après. Pareille mobilisation ne fut plus jamais envisagée.
Selon les mots de Mohamed Harbi, la lutte pour l’indépendance resta « prisonnière du paradigme de la lutte armée ». La grève des huit jours a été considérée après coup par plusieurs dirigeants du FLN comme une « erreur », voire une faute du CCE, car elle exposa les Algériens à une répression qu’il aurait, selon eux, dut prévoir. Mais pouvait-il anticiper l’instauration d’un système de terreur sans précédent ? Ce dernier, prolongé jusqu’en octobre 1957 au moins, élimina une grande partie des cadres intellectuels, politiques et syndicaux, souvent physiquement. Elle procura au pouvoir colonial l’illusion d’une « pacification » des villes, illusion dissipée trois ans plus tard avec l’explosion générale et spontanée en décembre 1960 de manifestations anticoloniales qui furent réprimées dans le sang.
Mohammed Bessaïah