Jamais aucun souverain pontife ne s’y était rendu avant lui. Pour son 39e déplacement apostolique depuis sa désignation en 2013, le pape François a choisi Bahreïn, un archipel de moins de 2 millions d’habitants situé dans une région qui n’a guère été davantage fréquentée par le Vatican. La péninsule arabique n’a reçu jusqu’ici qu’une seule visite pontificale en 2019, lorsque François, déjà, s’était rendu aux Emirats arabes unis. Cette fois, c’est à l’invitation du souverain local, le roi Hamad Ben Issa Al Khalifa, que le pape effectue du 3 au 6 novembre le voyage à Bahreïn, pays à majorité chiite mais dont les dirigeants sont sunnites. Il doit y prononcer, vendredi 4 novembre, le discours de clôture du Forum de Bahreïn pour le dialogue « Orient et Occident pour la coexistence humaine ». Un événement qui doit réunir des dignitaires de plusieurs pays dont Ahmed Al-Tayeb, grand imam de la mosquée Al-Azhar en Egypte, institution qui, à défaut d’avoir le leadership politique sur le monde musulman, peut se targuer d’une autorité intellectuelle certaine. La présence de cette personnalité-clé, que le pontife a déjà rencontrée à plusieurs reprises et dont on le dit proche, sert d’ailleurs l’objectif officiel du voyage : insister sur l’importance du dialogue interreligieux. Le pape souhaite ainsi poursuivre les efforts de discussions avec les musulmans et leurs diverses autorités, au cœur de plusieurs de ses déplacements ces dernières années. Outre une rencontre avec le monarque et des dignitaires locaux, il devrait aussi avoir un entretien privé avec M. Al-Tayeb à la suite duquel il prononcera un discours devant l’organisation fondée par ce dernier en 2014 : le Conseil musulman des anciens, dont l’ambition proclamée est de « promouvoir la coopération entre les humains ».
Dialogue éminemment politique
Le pape se rendra ensuite au sein de la cathédrale Notre-Dame d’Arabie, la plus grande église de la péninsule, où il prononcera une prière œcuménique pour la paix avant de célébrer le lendemain une messe dans le Stade national de Bahreïn de 24 000 places. Car dans ce petit royaume du Golfe résident aujourd’hui quelque 140 000 chrétiens dont 80 000 catholiques, selon les derniers recensements de la fondation Aide à l’Eglise en détresse (AED). Au-delà, ce sont aussi près de 1,6 million de chrétiens que le souverain pontife souhaite toucher dans toute la péninsule. Des Arabes chrétiens pour certains, mais surtout des travailleurs immigrés, issus de pays d’Asie comme les Philippines, le Sri Lanka ou le Bangladesh. S’ils ne sont pas à proprement parler persécutés pour leur culte, du moins à Bahreïn, affirme l’AED, beaucoup d’entre eux se trouvent dans des situations économiques et personnelles précaires, particulièrement depuis la pandémie de Covid19 et les crises économiques et politiques qui s’en sont suivies partout dans le monde. Loin d’être une discussion théologique, le dialogue interreligieux que souhaite promouvoir François en se rendant à Bahreïn est éminemment politique. Si elle vise à préserver les intérêts et la sécurité des chrétiens de par la planète, la diplomatie papale se vit comme une composante à part entière du dialogue entre les nations. Le pape souhaite, d’après l’évêque Paul Hinder, vicaire apostolique de l’Arabie du Sud, c’està-dire responsable de la région pour l’Eglise catholique, « trouver une plateforme, où, même différents dans nos croyances, nous pouvons être des communautés constructives et positives dans l’édification du futur du monde ». « Si les deux religions monothéistes majeures ne trouvent pas un minimum de points d’accords, ajoute-t-il, il y a un risque pour le monde entier. » Une telle visite, analyse de son côté le frère Jean-François Bour, directeur du service national pour les relations avec les musulmans au sein de l’Eglise catholique de France, s’inscrit dans la droite lignée des efforts entamés lors du déplace[1]ment aux Emirats arabes unis en février 2019. Un « document sur la fraternité humaine pour la paix dans le monde et la coexistence commune » avait d’ailleurs été signé entre le souverain pontife et le grand imam d’Al-Azhar. Au Kazakhstan, en septembre, le pape avait aussi rencontré plusieurs dignitaires religieux afin de discuter de la situation mondiale. Plus récemment, fin octobre, c’est à Rome qu’il a tenté de promouvoir cette notion dans le cadre d’un événement organisé par la Communauté Sant’Egidio, une association de fidèles catholiques, en présence, notamment, d’Emmanuel Macron. Ce sont de tels efforts qui ont permis, rappelle le frère Bour, une meilleure situation pour les catholiques du Golfe avec, par exemple, la consécration en 2021 de la cathédrale Notre-Dame d’Arabie. Au-delà, il s’agit, selon lui, pour François et l’imam Al-Tayeb, de tenter d’« être au service de la paix car ils veulent désengager la religion de toute nuance d’approbation de la violence et de la guerre ».
« Faire bouger les lignes »
A Bahreïn, François devra composer avec une situation très compliquée au regard des droits humains. La minorité sunnite au pouvoir a réprimé dès 2011 des révoltes s’inscrivant dans le sillage des printemps arabes, réclamant plus de justice sociale et de démocratie. Protestations qui demeurent, jusqu’à aujourd’hui, principalement le fait de populations issues de la majorité chiite du pays. Dans une tribune au Monde publiée le 27 octobre, Husain Abdulla, directeur exécutif de l’association Americans for Democracy & Human Rights in Bahrain, demandait au pape de renoncer à son déplacement au « risque de légitimer la politique discriminatoire du roi Hamad ». « Plus de 65 % de la population est chiite, mais le traitement qui lui est réservé par le régime en fait une minorité aliénée à tout point de vue », écrivait-il. « Le pape ne peut pas attendre que toutes les situations soient parfaites pour semer son message de paix et de liberté religieuse, veut croire le frère Charbel Attallah, doctorant en islamologie à l’Institut catholique de Paris. Même s’il répond à l’invitation d’un roi sunnite, il ira encore une fois défendre la pluralité religieuse comme il l’a fait en Irak. Car, comme pontife, il sait conjuguer l’islam au pluriel. » En 2021, François avait en effet rencontré l’ayatollah chiite Al-Sistani. « C’est un homme qui veut faire bouger les lignes et qui prend des risques », salue François Mabille, chercheur spécialiste des acteurs religieux dans les relations inter[1]nationales au CNRS. Pour le chercheur, François « préfère tenter quelque chose plutôt que d’accepter le statu quo ». Mais, précise-t-il, c’est peut-être là « sa limite ». Car la médiation à laquelle aspire le souverain pontife « implique des compétences spécifiques. On ne s’autoproclame pas médiateur, on est reconnu en tant que tel par les parties en présence ».
Sarah Belouezzane