Frappés de plein fouet par le dérèglement climatique conjugué à un phénomène météorologique multi-décennal, les Grands Lacs américano-canadiens sont de moins en moins recouverts durablement par la glace. Comme eux, le fleuve Saint-Laurent et ses affluents peinent à geler, entraînant des bouleversements chez les écosystèmes et les êtres humains.
Le lac canado-américain Érié totalement gelé, des maisons dont les portes glacées ne s’ouvrent plus, un blizzard intense… Les images de la tempête de Noël 2022 en Amérique du Nord, notamment à la frontière entre le Canada et les États-Unis ont fait le tour du monde. Pourtant, elles sont loin de correspondre à une tendance dramatique observée ces dernières décennies : la glace recouvre de moins en moins les eaux douces de la région.
Si le dérèglement climatique accentue ces phénomènes climatiques extrêmes, il provoque à l’échelle mondiale un réchauffement dont souffrent les Grands Lacs. Ainsi, le même lac Érié avait, début février 2023, une couverture de glace d’environ 12%. En moyenne, pour cette période, elle devrait se situer à un peu plus de 55%. Il n’est pas le seul concerné : le lac Ontario était recouvert de 3% de glace au début du mois alors que sa moyenne climatologique est de près de 16%. « Le nombre d’années de faible couverture de glace est beaucoup plus courant après l’hiver 1997/1998 qu’auparavant », précise le Service canadien des glaces dans une réponse écrite.
Le fleuve Saint-Laurent est, lui aussi, concerné. L’émissaire des Grands Lacs est de moins en moins recouvert par la glace, entraînant des bouleversements sur une région qui s’étend sur plus de 2000 km, de Chicago à Gaspé.
Des conditions climatiques inédites
L’absence de glace sur les Grands lacs a déjà un impact sur le climat environnant lui-même. En effet, lorsqu’une perturbation arrive au-dessus d’une étendue d’eau gelée, elle ne peut pas se recharger autant qu’elle le ferait si la glace était absente. Sauf que maintenant que les Grands Lacs gèlent de moins en moins, les perturbations se renforcent en passant au-dessus. « C’est ce qu’on a vu sur le sud de l’Ontario à deux reprises cet hiver. Les systèmes qui arrivent de l’ouest canadien, de l’Alberta ou même des contreforts des Rocheuses au niveau de l’Utah par exemple, se ramassent au-dessus des Grands Lacs et ne faiblissent plus comme avant, ce qui accentue les précipitations », explique Patrick de Bellefeuille, spécialiste du climat chez Météomédia.
L’origine de ces bouleversements est double. Le réchauffement lié aux activités humaines et l’oscillation multi-décennale de l’Atlantique, un réchauffement naturel qui s’étale sur une trentaine d’années. « Ces deux tendances ont agi ensemble et ont été amplifiées au cours des trois dernières décennies, ce qui a conduit à un niveau de couverture glaciaire inférieur à celui d’avant 1998 », explique Jia Wang, climatologue au Laboratoire de recherche environnementale des Grands Lacs.Si la deuxième tendance, cause naturelle et cyclique devrait finir par s’inverser, la première, d’origine anthropique ne devrait que s’accentuer, ce qui ne laisse présager rien de bon pour la couverture de glace de ces régions.
Activités et écosystèmes bouleversés
Or la réduction de la couverture de glace des Grands Lacs et du Saint-Laurent a un impact majeur sur les écosystèmes. La glace protège le littoral de l’érosion et les poissons juvéniles des perturbations causées par le vent et les vagues. « Moins de glace, c’est donc un taux de survie plus faible chez une partie des animaux aquatiques », alerte Jia Wang, avant d’ajouter : « Une couverture de glace extrêmement faible, comme cela s’est produit sept fois depuis 1998 – contre 2 fois avant 1998 -, aura donc un impact à long terme sur le réseau alimentaire des lacs et sur les changements de l’écosystème ». Une température plus élevée de l’eau entraîne également la prolifération de certaines espèces invasives. La moule quagga, favorisé par les températures anormales, a envahi le lac Michigan ces trente dernières années.
Comme les écosystèmes, les hommes sont touchés. Le secteur économique est ainsi directement frappé par cette faible couverture de glace. La pêche blanche, comme d’autres activités touristiques et traditionnelles, peine à se maintenir sur une grande partie des Grands Lacs et de leurs affluents. La patinoire du canal Rideau d’Ottawa n’a pas ouvert cette année pour la première fois de son histoire. « Il y a beaucoup de gens qui vivent dans les réseaux hydrographiques québécois, le canal Rideau ou la rivière l’Assomption par exemple, et qui n’ont pas eu l’épaisseur de glace requise pour sécuriser des sentiers de motoneige ou la pratique de la pêche blanche », confirme Patrick de Bellefeuille.
La disparition de la glace peut être un avantage pour les êtres humains. Les brise-glaces par exemple sortent bien moins souvent qu’auparavant. Des manœuvres portuaires sont évitées et les inondations liées à la fonte des glaces devraient être moins intenses cette année. De rares gains positifs pour un bouleversement dont les conséquences ne commencent qu’à se faire sentir.
L. P.