Exclusif. En possession d’informations sur les explosions de 2020, les autorités de Maputo tentent de faire chanter le Liban. Révélations.
Beyrouth, 4 août 2020, 18 h 15. Deux explosions déchirent l’atmosphère. La seconde est une des plus puissantes jamais enregistrées en temps de paix. Équivalente à un dixième de la bombe atomique d’Hiroshima, elle ravage la capitale sur plusieurs centaines de mètres à partir du foyer situé dans la zone portuaire de Beyrouth. Entre 400 et 600 tonnes de nitrate d’ammonium viennent d’exploser dans le hangar n° 12.
Cette cargaison n’aurait jamais dû se trouver à Beyrouth. Arrivée en 2013 en provenance de Géorgie, elle était officiellement destinée au Mozambique. Non seulement ce pays d’Afrique australe n’a rien fait pour la récupérer pendant les sept années qui ont précédé l’explosion, mais il a décliné par la suite toutes les demandes d’entraide judiciaire formulée par le Liban. L’an dernier, enfin, le Mozambique a infléchi sa position. Il a proposé de collaborer mais en y mettant des conditions ahurissantes. En résumé, le gouvernement de Maputo veut que Beyrouth lui livre un citoyen libanais, pieds et poings liés. En échange, il livrera des informations. Les documents que révèle Le Point ouvrent un nouveau chapitre dans une affaire complexe.
Les scènes d’horreur et de terreur du 4 août 2020 ont fait le tour du monde. 215 personnes sont mortes, plus de 7 000 ont été blessées. L’événement est survenu en pleine pandémie de Covid, alors que le pays était durement frappé par une crise bancaire, sans parler de la corruption endémique qui sape les institutions. La corruption est d’ailleurs probablement au cœur de l’explosion du 4 août, mais cette fois dans deux pays, Liban et Mozambique…
Cargo poubelle. La justice libanaise a fait la lumière sur la manière dont le nitrate d’ammonium s’est retrouvé à Beyrouth. En 2013, le Rhosus charge à Batoumi, port géorgien de la mer Noire, 2 750 tonnes dans des sacs d’une tonne chacun. Le Rhosus est une poubelle flottante. Il a été bloqué huit fois dans différents ports entre 2008 et 2013, les contrôles mettant en évidence de graves défauts. Pour son ultime voyage, le navire se trouve dans une situation juridique confuse. Il appartient à un homme d’affaires chypriote qui le loue à un oligarque russe, lequel a délégué à une société de trading, Savaro Limited, le négoce de la dangereuse cargaison.
Quant à l’acheteur officiel, destinataire final de l’ammonitrate, c’est la Fabrique d’explosifs du Mozambique (Fábrica de Explosivos de Moçambique, FEM). Cette société a délivré le certificat d’utilisateur indispensable pour ce genre de transaction internationale. La destination du cargo n’est donc pas Beyrouth mais Beira, port situé sur l’océan Indien, à 700 kilomètres au nord de la capitale du Mozambique, Maputo. Le Rhosus n’y est jamais arrivé, et toute la question est de savoir s’il était vraiment censé y aller.
Car rien ne s’est passé comme sur le papier. Fin novembre 2013, le Rhosus arrive à Beyrouth, où il doit embarquer du fret complémentaire. Mais le navire est jugé inapte à reprendre le large par les autorités portuaires. Elles l’ont déjà vu passer cinq mois plus tôt, et elles avaient ordonné des réparations sur 17 points importants !
« Ce n’était pas du tout un navire adapté au transport de ce genre d’appareil ! » s’exclame Walid Sinno, chargé du dossier à Accountability Now. Cette fondation a engagé une action en justice aux États- Unis, visant à éclaircir certains aspects du drame. Walid Sinno en est persuadé, la mission dévolue au Rhosus à Beyrouth était un prétexte. Les 2 750 tonnes d’ammonitrate sont donc déchargées, sur décision administrative, le 20 novembre 2013.
La suite de l’histoire devient nébuleuse. Rendue publique en janvier 2021, une enquête du FBI a évalué le stock restant au moment de l’explosion à environ 500 tonnes. Que sont devenues les 2 250 tonnes manquantes ? D’après nos informations, la Fabrique d’explosifs du Mozambique n’a à aucun moment tenté de récupérer l’ammonitrate entre 2013 et 2020. Pourquoi ?
Avocat au barreau de Beyrouth, représentant plusieurs victimes de la catastrophe, Me Akram Azoury a une idée de la réponse : « Ce nitrate d’ammonium ne devait jamais arriver au Mozambique. Savaro était une société écran dont les propriétaires ont demandé la liquidation juste après l’explosion. Un montage juridique cache le vrai bénéficiaire. »
L’homme de loi déplore que l’enquête libanaise confiée au juge Tarek Bitar soit « au point mort ». La question pourtant cruciale de l’identité des commanditaires de cette cargaison mortelle est reléguée au second plan. Les investigations de la justice libanaise se concentrent sur l’enchaînement des atermoiements administratifs et des ratés qui ont conduit à l’explosion.
Ils sont nombreux, admet sans détour le général Mohamed Fahmi, ministre de l’Intérieur de janvier 2020 à juillet 2021. En 2014 et 2016, des lettres envoyées à la justice demandant des mesures d’urgence sont restées sans réponse, et il déplore un autre silence : « Les autorités mozambicaines n’ont pas donné suite, pour des raisons inconnues, à des questions très simples concernant le certificat d’utilisateur final. »
Les trois quarts d’une cargaison d’explosifs disparaissent sans que son lointain commanditaire s’en préoccupe, le tout à une heure et demie de route de la Syrie ravagée par une sanglante guerre civile. Au Liban, tous les observateurs du dossier ont un scénario en tête. À peine déchargé du Rhosus, le nitrate d’ammonium a pris la direction de la Syrie, où ce produit était extrêmement recherché, en particulier pour l’État islamique. « Attention, cela ne veut pas dire que c’est l’État islamique qui a organisé l’arrivée du Rhosus à Beyrouth, ni même qu’il aurait été le seul acheteur, commente un bon connaisseur du Liban. Plus probablement, un intermédiaire sans scrupule a vu le coup à jouer. » Pour arriver à ses fins, il avait impérativement besoin d’un certificat d’utilisateur final de complaisance. L’aurait-il
acheté à la Fábrica de Explosivos de Moçambique ? La FEM, société privée juridiquement indépendante de l’État, est détenue à 95 % par un homme d’affaires portugais, Antonio Moura Vieira. En pratique, l’armée mozambicaine est un de ses principaux clients et elle a de multiples connexions avec les dirigeants en place.
Est-ce parce qu’elles remonteraient trop rapidement vers la FEM et des proches du pouvoir que les demandes d’entraide judiciaire soumises au Mozambique à plusieurs reprises par le Liban ces dernières années sont restées lettre morte ?
Le Point a interrogé le gouvernement du Mozambique à ce sujet par l’intermédiaire de son ambassade à Paris, sans obtenir de réponse.
De son côté, Me Alexandre Chivale, avocat à Maputo, se montre direct. Selon lui, « les autorités mozambicaines ne pouvaient pas ignorer qui était le vrai destinataire du nitrate d’ammonium et pour qui était affrété le cargo ». Défenseur de l’ancien président Armando Guebuza, en très mauvais termes avec son successeur, Alexandre Chivale insiste sur la responsabilité de Filipe Nyusi, qui était ministre de la Défense de 2008 à 2014 et donc à l’époque des faits, en 2013.
Donnant-donnant. En août 2020, le silence mozambicain est devenu accablant lorsque le consortium de journalistes d’investigation Organized Crime and Corruption Reporting Project (OC- CRP) a explicitement accusé la FEM de fournir des explosifs à des terroristes ! Maputo a fini par répondre aux demandes libanaises en 2021, mais en posant une stupéfiante condition. Liant deux affaires sans rapport entre elles, les Mozambicains ont proposé un donnant-donnant. Concrètement, ils se disent prêts à coopérer dans l’enquête sur le port si le Liban accepte d’extrader vers le Mozambique un citoyen libanais.
Selon nos informations, ce Libanais est membre de l’état-major du groupe de construction navale Privinvest, dirigé par l’homme d’affaires franco-libanais Iskandar Safa. Ce groupe industriel n’apparaît, ni de près ni de loin, dans le dossier de l’explosion du port de Beyrouth. Mais il se trouve qu’il a un contentieux avec le gouvernement du président Nyusi, lié à des contrats signés en 2013 portant sur la fourniture de navires et de systèmes de surveillance navale pour un total de 2 milliards de dollars.
Hélas, rien ne s’est passé comme prévu. À partir de 2014, la crise des matières premières a plombé les finances du pays. Les chantiers de construction d’infrastructures gazières ont pris du retard. Le nord du pays a été déstabilisé par des milices islamistes. Enfin, en 2014, il y a eu une alternance politique. Filipe Nyusi, le nouveau président, a pris ses distances avec son prédécesseur, Armando Guebuza. Il l’a accusé d’avoir endetté le pays au-delà de toute mesure, dans le dos du FMI, sur fond de corruption généralisée des décideurs politiques.
Notice rouge. Dans un télégramme du 22 janvier 2021(n° 5/29), classé « très urgent et très important », l’ambassadeur libanais à Pretoria (Beyrouth n’a pas d’ambassade à Maputo) expose la situation au ministère des Affaires étrangères du Liban. Il explique que la procureure générale de la République du Mozambique, Beatriz Buchili, est fort mécontente, car « la partie libanaise n’a pas donné de réponse positive à sa demande d’établir une assistance mutuelle judiciaire en matière pénale » permettant d’extrader le cadre libanais que réclame Maputo avec insistance depuis plus d’un an. Mme Buchili propose une réunion par vidéoconférence, « en vue d’établir une assistance judiciaire mutuelle au sujet des enquêtes en cours concernant l’explosion du port de Beyrouth » et « plusieurs affaires de corruption et de pots-de-vin survenues dans le cadre d’opérations d’achat de bateaux et de travaux d’entretien et d’agrandissement du port de Maputo, opérations dans lesquelles est impliqué le ressortissant libanais Iskandar Safa » !
La demande du Mozambique est très inhabituelle, en termes de droit international. Le Liban n’extrade pas ses ressortissants en vertu d’un principe de base, la non-remise d’un national par son propre gouvernement. Il peut y avoir des exceptions, mais elles sont alors encadrées par des conventions bilatérales organisant la réciprocité. Rien de tel ne lie le Liban et le Mozambique.
Par ailleurs, pour extrader un citoyen, il faut un dossier sérieux, fondé sur des accusations graves et étayées. Or, ce que reproche le Mozambique au cadre libanais n’est pas clair. En février 2022, Interpol a rejeté une demande mozambicaine visant à maintenir l’intéressé sous notice rouge. Les motifs invoqués étaient trop vagues. De son côté, loin de fuir la justice, le groupe Privinvest a porté plainte contre l’État du Mozambique, à Londres et devant un tribunal de Beyrouth, dans le but d’obtenir réparation de son préjudice commercial.
« L’institution de la justice de mon pays propose vraiment un deal étrange ! » s’exclame Me Alexandre Chivale. La situation de Filipe Nyusi est en réalité embarrassante. Très soucieux de plaire aux bailleurs de fonds internationaux, à commencer par le FMI, le président du Mozambique a tenté de faire passer son prédécesseur, Armando Guebuza, pour le chef d’orchestre de la corruption dans le pays. Le procès de la « dette cachée », très médiatisé, s’est ouvert sur ce thème à Maputo en 2021. Il a duré des mois. Le jugement est toujours en délibéré.
Mais, loin d’accabler les hommes du passé, le procès est revenu comme un boomerang vers l’équipe au pouvoir. Filipe Nyusi n’a pas répondu à une question que beau- coup se posent au Mozambique. Ministre de la Défense en 2013, comment pourrait-il avoir ignoré que son pays contractait une dette « cachée » de 2 milliards de dollars pour acheter du matériel essentiellement militaire ? S’y ajoute désormais une autre question : à la même époque, a-t-il couvert un trafic de certificat d’utilisateur final de complaisance aux conséquences catastrophiques ?
Pour Filipe Nyusi, voilà qui fait un peu trop de Liban. Il souhaite probablement que tous les juges de Beyrouth oublient son nom. En échange, il leur donnerait celui du vrai propriétaire du nitrate d’ammonium. Ainsi, les familles des 215 morts et des 7 000 blessés du 4 août 2020 se rapprocheraient de la vérité. Pour l’éthique et la transparence, c’est une autre histoire.
Le Point