dimanche 22 décembre 2024
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Cinéma/A Locarno, un palmarès hanté par la violence

Le jury a attribué le Léopard d’or à « Rule 34 », de la Brésilienne Julia Murat, un film audacieux et déstabilisant

Jusqu’au bout, la 75e édition du Festival international du film de Locarno (du 3 au 13 août) aura étonné, par ses choix et ses prises de risque, avec une compétition largement ouverte à de nouveaux auteurs, abolissant de fait quasiment toute frontière entre la sélection officielle et les sections parallèles. Ce geste du directeur artistique Giona A. Nazzaro, nommé en 2020, prolonge, voire amplifie, l’impulsion donnée par ses prédécesseurs (Olivier Père, Carlo Chatrian). Durant la dernière décennie, des Léopards d’or ont été attribués à des œuvres rares, un cinéma du réel proche de l’art plastique : From What is Before, du Philippin Lav Diaz, en 2014, Mrs. Fang, du Chinois Wang Bing, en 2017, ou encore Vitalina Varela, du Portugais Pedro Costa, en 2019. Samedi 13 août, le jury, présidé par le producteur suisse Michel Merkt, a récompensé des réalisateurs peu ou pas connus, la plupart étant des femmes : le Léopard d’or a été attribué à Rule 34, de la cinéaste brésilienne Julia Murat, née en 1979. Ce troisième long-­métrage, qui n’a pas encore de distributeur en France, suit l’itinéraire d’une étudiante en droit, Simone (Sol Miranda), investie dans les questions de maltraitance des femmes. Ses propres fantasmes la conduisent pourtant dans un univers connecté à la violence, Simone monnayant ses prestations sadomasochistes sur Internet, et se livrant dans sa vie personnelle à des expériences extrêmes.

Injustement oubliés

Résumé ainsi, le scénario pourrait sembler racoleur, mais l’écriture du film s’avère subtile, laissant tout l’espace à l’héroïne pour sonder ses pulsions, construire son identité, au croisement des luttes minoritaires. La fiction évite tout regard surplombant, captant sur le vif les journées et les nuits de son personnage : ses discussions juridiques avec les professeurs, sa perplexité quant à la capacité de la justice à venir en aide aux victimes ; ses moments de lâcher-prise devant l’ordinateur, lorsqu’elle fait le show « devant » le client avec sa coupe afro ; enfin, ses transes amoureuses sur le fil du rasoir, avec son partenaire (interprété par Lucas Andrade). Ils se font mal, tout en aiguisant leurs sensations, un supplice et un délice toujours consentis, chacun exprimant ses limites, dans un climat de douceur désamorçant toute tentative d’analyse binaire. Nul bourreau dans cette histoire, mais quelque chose d’autre, d’abrasif et de rare. Rule 34 a bouleversé le comité de sélection, explique au Monde le « patron » de Locarno, Giona A. Nazzaro : « On a choisi très tôt, dès février ou mars, le film de Julia Murat, qui ne ressemblait à rien de ce que l’on connaissait. Il faut aller sur les terrains où l’on ne s’est jamais aventuré, sinon on ne fait que dupliquer ce que l’on a déjà vu », souligne le programmateur, tout en saluant la performance de la comédienne, laquelle est par ailleurs engagée en politique. Sol Miranda va se présenter, sous l’étiquette du Parti socialiste brésilien (PSB), aux élections législatives au Brésil, qui auront lieu le 2 octobre, le jour même du premier tour de la présidentielle. A la veille du duel annoncé entre Lula et Bolsonaro, le prix décerné à Locarno agit forcément comme un symbole. Rule 34 fait étrangement écho à d’autres films de la compétition, tels Bowling Saturne, de Patricia Mazuy, Naçao Valente, du Portugais d’origine angolaise Carlos Conceiçao, tous deux injustement oubliés du palmarès, ou encore le libertaire De noche los gatos son pardos, de Valentin Merz. Si la noirceur est une ligne de force de cette 75e édition, c’est un pur hasard, précise Giona A. Nazzaro : « Quand on a fait un travelling arrière, on s’est rendu compte que plein de films se parlaient. Mais aucun d’entre eux n’est manichéen. Ainsi, dans Bowling Saturne, on a admiré le courage de Patricia Mazuy d’aller dans la profondeur des ténèbres. Son film déploie une violence presque pasolinienne, c’est comme une musique nocturne », dit-­il. Autre surprise de ce palmarès, Tengo suenos eléctricos, de la Costaricaine Valentina Maurel, sur la relation toxique entre une jeune fille et son père défaillant, a reçu pas moins de trois prix : le Léopard d’argent de la meilleure réalisation, et les deux Prix d’interprétation pour le fougueux tandem de comédiens Marin Navarro et Amien Gutiérrez. S’il ne fait pas toujours dans la finesse avec ses personnages de prédateurs – hommes alcoolisés, irresponsables –, ce drame montre la complexité des liens, et laisse entrevoir un espace de reconstruction de la figure masculine.

Profondeur tragi-comique

Autre point de vue sur le mâle en déconfiture (décidément), Gigi la legge, de l’Italien Alessandro Comodin (L’Eté de Giacomo, en 2011), a remporté le Prix spécial du jury. Au volant de sa voiture, un officier de police patrouille dans une zone pavillonnaire, dragouille les nouvelles recrues… Une ligne de récit, presque rien, et pourtant nous voici peu à peu envoûtés, le personnage, pathétique, révélant une profondeur tragi­comique, effet répétitif des conversations en boucle, des mêmes chemins sans cesse empruntés… La défricheuse section Cinéastes du présent contenait de belles découvertes, et l’on reste perplexe devant le prix décerné à Svetlonoc, de la Slovaque Tereza Nvotova, l’histoire d’une jeune femme revisitant ses traumas d’enfance, dans un village perdu au fond des bois. L’œuvre rassemble tous les ingrédients en vogue sur le thème de la sororité, chasse aux sorcières comprise, son découpage en chapitres assurant un suspense efficace. La programmation aura parfois réalisé le grand écart, dans un souci de fédérer un large public. Mission accomplie, pourrait­on dire : les projections en plein air sur la Piazza Grande, pouvant accueillir jusqu’à 8 000 personnes, étaient bien remplies, l’histoire du cinéma était au rendez­-vous, avec pêle­mêle, une rétrospective consacrée à Douglas Sirk, maître du mélodrame, un Vision Award décerné à la performeuse américaine Laurie Anderson, réalisatrice, musicienne, ancienne compagne de Lou Reed… Giona A. Nazzaro entend relier le passé et l’avenir : « On parle de la crise du cinéma, mais il y a toujours eu une crise du cinéma. Elle est peut-­être économique, mais le cinéma, lui, se trouve en excellente santé. »

Clarisse Fabre in Le Monde