Alors que cette semaine l’armée israélienne a lancé une nouvelle opération d’envergure sur la ville de Gaza, dix experts indépendants des Nations unies ont accusé Israël de « mener une campagne de famine ciblée à Gaza ». Francesca Albanese, rapporteuse spéciale de l’ONU sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens, est l’une des autrices de ce compte rendu. Elle a répondu aux questions de RFI.
RFI : Que signifie concrètement « une campagne de famine délibérée » ?
Francesca Albanese : Cela signifie que la population a été délibérément privée de nourriture et de ressources essentielles à la survie. Cela a commencé tout de suite, juste après le 7 octobre, quand le ministre israélien de la Défense Yoav Gallant a déclaré que les gens à Gaza ne recevraient plus, ni nourriture, ni eau, ni médicaments, ni carburant. Et c’est ce qu’il s’est passé. C’est-à-dire que ce qu’il se passe à Gaza aujourd’hui a été calculé et déterminé par l’armée israélienne.
Quelles sont les conséquences concrètes pour la population ?
Les gens qui sont à Gaza font face à une malnutrition sévère, ils font face à la faim. Il y a des taux de mortalité accrus, particulièrement chez les enfants, qui sont les plus vulnérables au manque de nourriture et à la déshydratation. Toute la population fait face à une détérioration générale de la santé et du bien-être. Les derniers à avoir perdu la vie à cause de la famine sont des enfants. Ce sont des enfants qui avaient été hospitalisés, mais il n’y a pas de quoi les soigner quand ils sont amenés à l’hôpital. C’est aussi grave que ça.
Il semble difficile d’avoir une compréhension exacte de la situation sur place alors que les observateurs internationaux n’y ont pas accès.
Cela est sûr. La revue The Lancet, revue la plus célèbre en matière de sciences médicales, a publié une lettre avançant qu’il est fort probable que le nombre de morts directs et indirects du conflit à Gaza ces neuf derniers mois s’élève à au moins 186 000. Ce chiffre prend notamment en compte les personnes décédées faute d’accès à des soins médicaux.
Cela montre bien qu’aujourd’hui, on ne peut pas franchement estimer l’envergure du trauma et des dégâts faits par cette agression israélienne à Gaza.
De notre côté, pour réaliser des évaluations scientifiques en matière de santé et de famine, on se base surtout sur ce qui nous vient des experts locaux. Il y a des encore soit des fonctionnaires des Nations unies, soit des experts qui suivent de l’extérieur ce qu’il se passe. Tous ceux qui ressortent de Gaza disent qu’ils n’ont jamais vu pareil enfer sur Terre.
Mais il est certain que ce que l’on sait nous de l’extérieur, c’est vraiment un tout petit peu de ce qui se passe à Gaza. Il faut notamment garder en tête qu’on ne sait rien de ce qui se passe dans la moitié nord de Gaza, qui est sous le contrôle absolu de l’armée israélienne. Et là, il n’y a presque personne qui entre, même parmi les humanitaires. Donc si la famine s’installe au centre de Gaza où il y a un tout petit peu d’aide humanitaire, imaginez ce qu’il se passe au nord.
Vous, experts indépendants des Nations unies, tout comme les acteurs humanitaires, alertez depuis des mois sur les risques encourus. La situation s’aggrave de mois en mois, mais la communauté internationale semble ne pas évoluer dans ses positions.
Personnellement, je suis choquée. Je n’aurais jamais cru possible de voir ce que je vois se passer aujourd’hui. Les Palestiniens à Gaza et pas seulement à Gaza ! Parce qu’il y a 600 Palestiniens, parmi lesquels une centaine d’enfants, qui ont été tués en Cisjordanie où il n’y a pas de présence armée du Hamas.
Ce qui est choquant, c’est de voir la communauté internationale, surtout les gouvernements occidentaux, protéger Israël. Les États-Unis sont dans une démarche très dangereuse d’agression envers les Nations unies et les organes de justice pour défendre un État qui, de toute évidence, est en train de commettre des crimes atroces. L’Europe, elle, est faible. Il y a des États comme l’Espagne, l’Irlande, la Belgique qui essaient d’entamer une démarche différente. Mais ce n’est pas suffisant. Il s’agit de respecter le droit international que les Européens ont contribué à écrire et à développer il y a plus de 70 ans. Surtout, la convention sur la prévention du génocide, il faut la mettre en place et on ne demande que ça.
Quels seraient les moyens d’appliquer les lois internationales ?
Aujourd’hui, il y a une résolution du Conseil de sécurité qui demande un cessez-le-feu. D’un côté, il y a un acteur non étatique, le Hamas, qui, en ce moment, est en train de combattre sur le territoire dans lequel il opère depuis 16 ans. De l’autre côté, il y a un État qui est la puissance occupante. Ils doivent se conformer au droit international tous les deux.
Mais c’est Israël qui est en train de détruire la bande de Gaza. Il faut arrêter les opérations militaires, c’est le Conseil de sécurité et la Cour internationale de Justice qui le demandent et ça continue. Alors, il faut arrêter Israël tout en garantissant la protection du territoire israélien et des citoyens israéliens, bien sûr, mais pas dans les territoires palestiniens occupés, où sa présence est illégale.
Si Israël n’arrête pas ses opérations militaires, il faut mettre en place un embargo sur les armes et des sanctions. C’est ce qui est fait pour tout État qui se pose en tant qu’agresseur vis-à-vis d’un autre État ou d’un autre peuple, comme pour la Russie vis-à-vis de l’Ukraine. On ne peut plus nier aujourd’hui le double standard que l’Europe est en train d’appliquer entre l’Ukraine et la Palestine.
O. V. in RFI