jeudi 21 novembre 2024
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FOCUS|Comment on a acheté 1 000 abonnés sur Twitter pour 50 €

NOTRE COMPTE TWITTER s’affole. La cloche de notifications retentit toutes les secondes : le nombre d’abonnés est en train de s’envoler. 5500, 5 600… Apparaît un nouveau profil sans abonné et sans photo, un autre avec un nom à consonance indienne qui sourit en chemise orange, etc. Que nous vaut cette popularité soudaine sur le réseau à l’oiseau bleu ? Un passage à la télévision ? Un tweet qui fait le buzz ? Rien de cela, nous avons sorti le porte-monnaie. Le tarif : 50 € pour 1 000 comptes. De faux abonnés pour gonfler, fictivement, notre cote en ligne. En face de nous, deux hommes, pas encore la trentaine, look d’influenceurs Insta. Ils viennent de créer l’illusion, d’un clic. Le duo sourit : « On est des magiciens. » Les sites Internet pour acheter des comptes, des likes ou des commentaires sur les réseaux sociaux pullulent sur les moteurs de recherche. Mais lorsqu’il s’agit de rencontrer des « faiseurs d’abonnés », comme ces deux-là, l’affaire s’avère plus complexe. Leur adresse, de discrets bureaux sur les bords de Marne en banlieue parisienne, nous a été soufflée par une connaissance. « On n’est pas beaucoup en France ni dans le monde à pouvoir faire ça », glisse Kévin*.

Une manière d’arrondir les fins de mois

Le jeune homme a accepté de nous raconter les coulisses de son travail, à condition de « rester anonyme ». Pas envie de « s’attirer des problèmes ». Avec son associé, Bastien, il gère une agence d’influenceurs qu’ils mettent en relation avec des entreprises. Et, parfois, à côté de cette activité principale, le binôme vend de l’abonné aux intéressés. Sans publicité. Les transactions se font sous le manteau. « Personne ne fait que de la vente d’abonnés. Les vendeurs sont des community managers ou des personnes qui travaillent dans l’informatique. Ils font ça en plus de leur boulot », explique Bastien. Une façon d’arrondir les fins de mois. Le duo jouit du statut d’autoentrepreneur. Avant, Kévin baignait dans le dropshipping, une pratique de vente en ligne controversée. Puis il a rencontré Bastien, compère millennials, biberonné lui aussi aux nouvelles technologies. Ensemble, ils cherchaient à « être riches pour être libres ». L’hiver dernier, des contacts dans le milieu les ont branchés sur un algorithme magique qui permet d’acquérir « tout ce que vous voulez sur les réseaux sociaux ». Kévin glisse : « On l’a acheté en cryptomonnaie. »

« C’est plus crédible, mais c’est plus cher »

L’onglet, sous nos yeux, affiche les tarifs : des abonnés Instagram brésiliens à 2,85 $, des likes américains à 3,30 $, des commentaires d’Iraniens à 4,56 $. On peut donc choisir la nationalité de nos futurs followeurs. « Vous les voulez en bonne ou mauvaise qualité ? » interroge Bastien. C’est-à-dire ? « En mauvaise qualité, il n’y a pas de photo, pas d’abonnement. C’est suspect, on voit que ce sont des robots. En bonne qualité, ils ont une photo, quelques abonnés, quelques abonnements. C’est plus crédible, mais c’est plus cher. » Et de glisser un autre conseil : « Pour être plausible, il faudrait aussi acheter des likes pour faire croire que votre nouvelle communauté est active. » Avec l’algorithme, Bastien et Kévin peuvent aussi choisir la teneur des commentaires : positifs ou négatifs. « Ça peut être dangereux. Il faut l’utiliser à bon escient. » On fait le test avec des abonnements. Bastien copie simplement l’adresse URL de notre compte Twitter et la colle sur son algorithme. Pas besoin de connaître le mot de passe. En une heure et demie, notre compte Twitter passe de 5 183 followeurs à 5 962. Qui se cache derrière ces nouveaux followeurs, ces « bots », ces robots ? Bastien hausse les épaules : « On ne sait même pas… » « Sûrement des gens en Asie, qui créent des faux comptes tous les jours », complète Kévin. Le duo des bords de Marne ne fait, finalement, qu’appliquer une technologie venue d’ailleurs. Bastien hoche la tête : « On peut modifier tout ce qu’on veut. Mais bon, c’est comme ça, on vit dans un monde de recommandations. » L’autoentrepreneur tente de convaincre qu’il cherche à « aider », à « rétablir les chances » de ceux qui sont peu suivis sur Internet.

« Les politiques aussi achètent »

Depuis qu’ils se sont lancés, en novembre, ils concèdent avoir été sollicités par une quinzaine de clients. « Surtout des entreprises qui commençaient leur business et voulaient booster leur visibilité. » Sont-elles les seules ? Non, répondent-ils en chœur. Il n’est pas rare, selon eux, qu’un influenceur gonfle aussi ses statistiques « juste avant de signer avec une grosse marque, pour demander un tarif plus élevé ». Kévin ajoute : « Les politiques aussi achètent. C’est connu. » À la fin de l’expérience, Bastien fait mine de sortir sa calculette : « Ça fera 50 € ! » Si on avait raflé 100 000, 1 million ou 10 millions de faux abonnés, on aurait déboursé respectivement 3000 € , 19000 € e t 100 000 €. « Tu n’en veux pas plus, tu es sûr ? Franchement, 30 000 pour le kif, ce n’est pas méchant. » On refuse, pendant que le compteur Twitter continue de tourner. Comme la sensation d’être une star. Une fausse star.

* Les prénoms ont été modifiés

ARIANE RIOU ET JEAN-MICHEL DÉCUGIS In Aujourd’hui en France