Le sélectionneur de l’équipe de France, qui n’avait plus pris la parole depuis la finale du Mondial, s’est posé pour commenter une actualité très dense. Benzema, Mbappé, Le Graët, sa prolongation de contrat, il n’a esquivé aucune question.
TROIS MOIS ou presque ont passé depuis la dantesque finale de la Coupe du monde perdue face à l’Argentine (3-3, 4 t.a.b. à 2). Dans l’intervalle, Didier Deschamps, adossé à un remarquable bilan sportif, a prolongé son contrat jus- qu’en 2026. Il a aussi compo- sé avec la retraite internationale de joueurs cadres et suivi les remous de la Fédération française (FFF) marqués par la démission de Noël Le Graët et l’éviction de Corinne Diacre. Quand on l’a retrouvé cette semaine, le technicien de 54 ans avait de nombreux sujets à évoquer et des mes- sages à distiller. Pendant plus d’une heure, il en a découlé un entretien sans temps mort animé et incisif.
Comprenez-vous que votre silence initial vis-à-vis de Noël Le Graët, après sa sortie contre Zinédine Zidane en janvier, ait pu interpeller ? DIDIER DESCHAMPS. Entre l’intervention de Noël Le Graët et ma réaction (le 11 janvier à Nice), trois jours se sont écoulés. J’ai connu des silences plus longs. J’ai dit ce que j’avais à dire. Je pourrais répéter les mêmes mots.
Comment avez-vous vécu la crise à la Fédération ? Pas bien du tout. Elle s’est manifestée peu après la finale de la Coupe du monde, qui avait généré une certaine forme d’euphorie.
Que vous inspire la démission de Noël Le Graët ? Quoi que je dise, je sais que mes propos seront interprétés. Si je le défends, on dira que c’est parce qu’il m’a pro- longé. Si je le critique, on dira que je le lâche parce qu’il est parti. Je lui serai toujours reconnaissant de m’avoir confié le poste de sélectionneur, et de m’avoir renouvelé sa confiance. Chacun peut admettre que la bonne marche de notre binôme a été un élément important dans les succès de cette décennie.
Après, je ne vais pas refaire l’historique de la crise. Sa situation personnelle mettait en difficulté l’institution et sans doute l’ensemble du football français. D’où sa décision de démissionner. Au regard de tout ce qu’il a accompli auparavant pour la FFF et notre football, c’est regrettable pour lui de se trouver dans cette situation.
L’avez-vous eu au téléphone ? Je l’ai eu. Et j’étais présent comme les membres de mon staff à son discours d’adieu, jeudi, à la FFF.
Comment réagissez-vous à l’éviction de Corinne Diacre ? Je suis déçu pour elle et je trouve qu’elle a été très sévèrement critiquée, alors que ses résultats plaidaient en sa faveur. Sur le fond du dossier et les raisons qui ont conduit à son départ, je n’ai pas tous les éléments. Je ne peux donc pas me prononcer.
Vous n’aviez pas repris la parole depuis la finale de la Coupe du monde. À cause de la déception ? Non. On vit une époque où l’on serait sommé de s’exprimer. Je ne fonctionne pas comme ça. Je pense être disponible avec les médias. Mais avant de parler, j’aime pouvoir analyser les choses. En début de semaine, j’ai réuni mon staff à Clairefontaine, comme chaque année. La première partie de ce séminaire a été consacrée à un long débrief de la Coupe du monde. Ensuite, on s’est projeté sur ce qui nous attend. C’est désormais le plus important. À partir de lundi, on sera tous focalisés sur les qualifications pour l’Euro 2024, moi le premier.
Vous aviez les cartes en main. Qu’est-ce qui vous a décidé à vouloir prolonger ? J’en ai assez, de ces fausses vérités. Je n’ai jamais eu les cartes en main. Un seul les avait, c’était le président. La décision de me prolonger était de son ressort. Comme tout entraîneur, j’étais soumis à une obligation de résultat. Si je suis toujours là, c’est parce que les objectifs (demi-finale du Mondial) ont été atteints.
Pourquoi avoir demandé une prolongation de quatre ans ? Très bonne question. Pour la première fois en dix ans, je me suis retrouvé, avant le Qatar, en fin de contrat. C’était la décision du président, pas la mienne. Croyez- moi, ce n’est pas l’idéal. Avant une grande compétition, l’incertitude qui pèse sur l’avenir du sélectionneur peut entraîner des débats extérieurs, dans les médias notamment, qui peuvent avoir un impact négatif sur le groupe. La logique aurait voulu que je parte au Qatar avec un contrat jusqu’en 2024. Il n’y aurait, dès lors, pas eu matière à discussion.
Vous l’avez vécu comme un désaveu après l’Euro raté ? Je n’ai pas envie de refaire l’histoire. Ou de l’écrire à l’avance, d’ailleurs. J’ai signé jusqu’en juillet 2026 mais vous pensez sérieusement que je me projette si loin ? 2026 ne pourra exister qu’à travers 2024. Ni plus ni moins. Or, actuellement, dans ma tête, même 2024 n’existe pas. 2024 n’existera qu’à travers des qualifications pour l’Euro réussies.
Vivez-vous avec la crainte du mandat ou du match de trop ? Si je vivais avec cette crainte, je ne serais pas là à répondre à vos questions. Mon par- cours en atteste : je ne reste jamais pour rester mais pour performer.
Avez-vous été affecté par certaines réactions qui vous auraient préféré Zidane ? Depuis quelques années, j’ai cette capacité à rester imperméable au monde extérieur. Les débats, les éventuelles polémiques, prennent de la place, mais ils n’ont aucune prise sur moi.
Comment vivez-vous la concurrence avec Zidane ? Le contexte a entraîné une rivalité sportive entre nous. Ce n’est pas moi ni lui qui l’avons créée. Je n’ai pas de problème avec ça. À partir de moment où le respect existe entre nous, c’est l’essentiel.
Le respect existe-t-il également au sein de France 98 ? On ne touche pas à France 98 ! C’est un collectif qui a permis de rassembler tout un pays. Ne comptez pas sur moi pour en faire une machine à diviser. Certains participent aux rassemblements quand il y en a, d’autres non et ça ne doit regarder que nous. Certains sont amenés à s’exprimer dans les médias, d’autres sont en retrait. Mais je croise et j’échange avec la plupart des joueurs de cette génération. France 98 va bien.
Les retraites de Lloris, puis de Varane vous obligent à choisir un nouveau capitaine. Votre choix est-il fait ? Je sais quels joueurs peuvent l’être. Mais ça passera par des discussions avec eux.
Est-ce que ça pourrait être Mbappé ? Kylian peut l’être, bien évidemment.
Est-il déjà aujourd’hui, à seulement 24 ans, le meilleur au monde ? Si je réponds oui, on va me reprocher de ne pas être objectif, car je suis son sélec- tionneur. D’autres diront qu’il y a meilleur que lui. Pour moi, Kylian est bel et bien le meilleur. Ce qu’il réalise par rapport à d’autres, à son âge, c’est exceptionnel.
Où le situez-vous dans l’histoire de l’équipe de France ? Parmi les joueurs hors normes passés chez les Bleus. Et la liste est belle.
Au-delà de son talent, qu’est-ce qui vous frappe chez lui ? Sa maturité, son intelligence. Il maîtrise parfaitement sa communication, parle plusieurs langues. Il a cette capacité singulière à rendre simple des choses très compliquées. Certains le taxent d’égoïsme dans son jeu. Je ne suis pas d’accord. Il a, certes, cette capacité, partagée avec quelques joueurs, à pouvoir faire la différence tout seul. Mais il s’inscrit toujours dans l’objectif collectif.
Est-il difficile à coacher ? On me pose souvent cette question, comme si Kylian pouvait représenter un problème. Alors qu’il apporte tellement de solutions… Bien sûr, il a son caractère, sa personnalité, mais il est simple à gérer.
Avec le recul, n’auriez-vous pas dû garder Karim Benzema quelques jours de plus à Doha pour être sûr du diagnostic ? C’est nous insulter de dire ça. Dans chaque situation, il y a une seule vérité et Karim le sait bien. Karim nous a rejoints le 14 novembre après une période de semi-inactivité dans son club (son dernier match avec le Real remontait au 2 novembre). Je n’avais pas, comme avec Raphaël (Varane) d’ailleurs, pour objectif à 100 % de le voir débuter le premier match face à l’Australie. Quand Karim s’est blessé, notre médecin l’a accompagné à la clinique Aspetar pour passer une IRM. Karim a transmis les résultats à quelqu’un qui le suit à Madrid et qui lui a donné un avis. Quand il est rentré à l’hôtel, il était plus de minuit. J’ai rejoint Karim dans sa chambre avec notre docteur.
Quelle a alors été la teneur de votre discussion ? Je perds un joueur très important, un de plus. Je me dois d’encaisser. Karim est meurtri car cette Coupe du monde représentait beaucoup pour lui. Il me dit : « C’est mort. » Le diagnostic de notre médecin rejoint celui qu’on lui a donné à Madrid. Au mieux, son retour à l’entraînement ne pouvait pas intervenir avant le 10 décembre. Dans sa com- munication, il fait part de sa déception de devoir renoncer, mais justifie ce choix par son souci de penser à l’équipe. On est restés ensemble une vingtaine de minutes. En le quittant je lui dis : « Karim, il n’y a pas d’urgence. Tu organises ton retour avec le team manager. » En me réveillant, j’apprends qu’il est parti. C’est sa décision, je la comprends et la respecte.
Il a ensuite rejoué avec son club dès le 15 décembre… Il a joué trente minutes d’un match d’entraînement. Vous croyez vraiment que c’est comparable avec l’intensité d’une demi-finale de Coupe du monde ? Vous l’imaginez revenir au tout dernier moment ? Karim m’a dit lui- même qu’il n’aurait pas été prêt.
Existait-il un malaise Benzema au sein du groupe ? Pas du tout. Aucun joueur ne s’est réjoui de son départ comme j’ai pu l’entendre ou le lire. Karim le sait aussi. Je ne sais pas qui colporte pareilles rumeurs. Ce n’est même plus de la polémique, c’est de la malveillance. Si les sourires sont apparus, ce n’est pas parce que Karim nous avait quittés, mais parce que l’équipe gagnait.
Vous êtes-vous parlé depuis la Coupe du monde ? Je l’ai appelé après la prolongation de mon contrat. On a eu une longue discussion. Je l’ai recontacté plus récemment par rapport aux exigences administratives des pré- convocations. Je voulais connaître sa position.
Que vous a-t-il répondu ? Il m’a confirmé sa décision d’arrêter sa carrière internationale.
C’était acté depuis son message Instagram du 19 décembre… Pour vous peut-être, mais pas pour moi : quand je lui ai parlé, début janvier, sa décision n’était pas définitive. Elle l’est désormais et je me dois de la respecter. C’est un joueur important dans l’histoire de l’équipe de France qui s’en va. La Fédération l’a invité le 24 mars, pour France-Pays- Bas, tout comme Steve Man- danda, Hugo Lloris, Raphaël Varane et Blaise Matuidi. Un hommage leur sera rendu. C’est bien, je trouve. J’espère qu’ils pourront tous être là.
In Aujourd’hui en France