L’ancien président de la Commission européenne, Jacques Delors, est mort à l’âge de 98 ans, ce 27 décembre 2023 « à son domicile parisien, dans son sommeil », a annoncé à l’AFP sa fille Martine Aubry, maire socialiste de Lille. Cet homme politique atypique, qui a quitté l’arène française en 1984 après avoir été ministre de l’Économie sous la présidence de François Mitterrand, a néanmoins conservé une place à part dans la mémoire des Français, de gauche comme de droite.
Jacques Delors n’a été que trois ans ministre de l’Économie et des Finances, entre mai 1981 et juillet 1984. Pourtant, ce social-démocrate a probablement plus influencé la politique économique de la France actuelle que nombre de ministres aux multiples portefeuilles. En 2011 encore, il était désigné par un panel de Français comme ayant été le meilleur grand argentier des trois précédentes décennies.
Le tournant de la rigueur
Dans le paysage politique français du XXe siècle, Jacques Delors occupe ainsi une place bien particulière. Il aurait pu, croient les Français en 1995, être président de la République, il était en tout cas donné favori contre Jacques Chirac. « Jacques, fais ton devoir ! », a-t-on même entendu lors du congrès du Parti socialiste de Liévin en 1994. Mais sa position marginale au sein de la gauche l’a fait renoncer à se présenter à la présidentielle parce qu’il ne pensait pas pouvoir former une majorité pour mener sa politique.
Les Français, c’est bien connu, ont la mémoire courte. C’est pourtant Jacques Delors qui en 1983 leur administrera une potion bien amère en faisant prendre au pays le tournant de la rigueur. Les remèdes préconisés à l’époque ressemblent à s’y méprendre à ceux prescrits par François Hollande, début 2014, même si le contexte est bien différent – à l’époque de Delors, la France compte à peine plus d’un million de chômeurs. Des rumeurs courent même comme quoi Jacques Delors aurait murmuré à l’oreille de l’ancien président socialiste.
C’est en 1983 que Jacques Delors vient siffler la fin des mesures sociales généreuses pour lesquelles Mitterrand a été élu. Les prix et les salaires sont bloqués. Exit la politique trentenaire d’indexation des salaires sur les prix, place au plan de rigueur et à l’ouverture libérale. L’inflation comme le déficit commercial sont divisés par trois en trois ans. Les milieux d’affaires s’en réjouissent, mais la classe populaire qui a porté Mitterrand au pouvoir se sent flouée.
L’unité syndicale en ligne de mire
Né le 20 juillet 1925, Jacques Delors fait ses premières armes, comme son père, à la Banque de France, en 1945, où il poursuit des études tout en travaillant. Catholique pratiquant, il confie à son biographe, Gabriel Milesi, avoir hésité à devenir prêtre « au point d’en perdre le sommeil ». Il s’engage dans le syndicalisme à la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) qui le propulse au Conseil économique et social puis au Commissariat général du plan.
Le syndicalisme, avec la construction européenne, sera la grande affaire de sa vie. Très réservé, peu porté sur la nostalgie, il s’était quand même laissé aller en 1994 à évoquer une ombre de regret : « Si j’avais 35 ou 40 ans (il en avait 69), je me consacrerais à une seule chose : l’unité syndicale », avait-il consenti à dire. Il y voyait le garde-fou indispensable contre la toute-puissance de la politique monétaire.
Son premier contact direct avec le monde politique a lieu en 1969 : il intègre le cabinet de Jacques Chaban-Delmas, le nouveau Premier ministre. Lui, l’homme de gauche, s’engage à droite. Pour beaucoup de ses amis, c’est une trahison. « Il fallait choisir entre une certaine fidélité à ce que je suis et l’efficacité », se justifie-t-il. Quarante ans après, Jacques Delors aimait se rappeler avoir largement inspiré la loi de 1971 sur la formation professionnelle, un texte toujours d’actualité. En 1973, en désaccord avec le gouvernement, il le quitte pour enseigner à l’université (1974-79).
Jacques Delors adhère au Parti socialiste en 1974, après un passage éclair d’un mois au Parti socialiste unifié (PSU) présidé par Michel Rocard. Il est élu député européen en 1979 et préside la Commission économique et monétaire jusqu’en mai 1981. Aux municipales de 1983, il est élu maire de Clichy, en banlieue parisienne, un mandat auquel il devra renoncer en 1985 pour incompatibilité avec la présidence européenne.
L’Europe encore et toujours
Ce cinéphile et amateur de jazz change en effet de registre et de tempo, à partir de janvier 1985. Jusqu’en décembre 1994, Jacques Delors assure trois mandats en tant que président de la Commission européenne. Il a rang de chef d’État et son attachement à la négociation et au compromis estimable, acquis dans le syndicalisme, s’applique ici à grande échelle.
Son long passage à la tête de l’Europe a été marqué par l’élargissement de l’Europe communautaire, l’adoption de l’Acte unique européen, la réforme de la politique agricole commune (PAC, associée à la création du Programme européen d’aide aux plus démunis), la signature des accords de Schengen et du Traité de Maastricht en 1992.
L’Europe demeurera pour Jacques Delors la clé de toutes les batailles. Bien que retiré de la vie politique depuis 1995, il intervient régulièrement, notamment par le biais de Notre Europe-Institut Jacques Delors, un groupe de réflexion qu’il a fondé en 1996. En 2010, il rejoint le Groupe Spinelli qui rassemble au Parlement européen d’une manière informelle les élus favorables au fédéralisme au sein de l’Union européenne.
Jacques Delors a épousé en 1948 Marie Lephaille, une Basque à la personnalité aussi forte que généreuse. Le couple a eu deux enfants, Martine Aubry (née Delors), ex-première secrétaire du Parti socialiste (2008-2012), ex-ministre du Travail (1991-1993) et maire de Lille, et un fils journaliste à Libération, Jean-Paul, emporté par une leucémie à 29 ans en 1982.
Ouvrages de Jacques Delors :
- Les indicateurs sociaux, S.E.D.E.I.S, 1992
- Jacques Delors et Philippe Alexandre, En sortir ou pas, Grasset, 1985
- La France par l’Europe, Grasset, 1988
- Le nouveau concert européen, Odile Jacob, 1992
- L’unité d’un homme, Odile Jacob, 1994
- Combats pour l’Europe, Économica, 1996
- L’Europe tragique et magnifique : Les grands enjeux européens, Saint-Simon, 2007
- Investir dans le social, Odile Jacob, 2009
C. A.