jeudi 17 octobre 2024
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Elon Musk's photo is seen through a Twitter logo in this illustration taken October 28, 2022. REUTERS/Dado Ruvic/Illustration

High-Tech / Elon Musk, sa folle histoire avec Twitter

Depuis plus d’une décennie, le fondateur de Tesla et de SpaceX anime le réseau social, qu’il a racheté jeudi 27 octobre, de ses tentatives de manipulation, de ses provocations et de ses blagues bizarres

Soudain, tout était comme secondaire, et la planète numérique s’est écharpée sur le rachat, jeudi 27 octobre, de Twitter par Elon Musk pour 44 milliards de dollars (44,24 milliards d’euros). Même le proscrit le plus célèbre du fameux réseau, celui qui n’a plus de droit de cité sur le forum numérique depuis sa tentative de coup d’Etat du 6 janvier 2021, s’est invité dans le débat. « Je suis très heureux que Twitter soit désormais entre de bonnes mains et ne soit plus dirigé par des fous et des maniaques de la gauche radicale qui détestent vraiment notre pays », a écrit, vendredi 28 octobre, Donald Trump sur son propre réseau social. Le débat a pris une tournure surprenante, chacun s’appropriant le réseau et interpellant personnellement le nouveau maître des lieux, Elon Musk, l’homme le plus riche du monde. Chacun y va de sa remarque personnelle, créant une prétendue intimité avec M. Musk, l’homme aux 112 millions d’abonnés. Ce dernier twitte, « l’oiseau est libéré ». Thierry Breton, le commissaire européen au numérique, lui répond directement : « En Europe, il volera selon nos règles. » « Cela va susciter la polémique, mais la censure des plates-formes était clairement allée trop loin », écrit depuis son refuge russe l’ancien informaticien et lanceur d’alerte Edward Snowden. Il y a ceux qui testent la censure, en insultant Elon Musk, et montrent sa photo en compagnie de Ghislaine Maxwell, la rabatteuse du pédophile Jeffrey Epstein suicidé en prison. Les détournements d’images et autres plaisanteries pleuvent par centaines. Certains interpellent M. Musk pour proposer leurs services, demander la certification de leur compte Twitter, tel Kyle Rittenhouse, jeune extrémiste de droite fou des armes qui tua deux personnes dans les émeutes de Kenosha à l’été 2020 mais fut acquitté pour légitime défense. D’autres encore appellent au déblocage de leur compte : « Hé ! @Elon Musk ! C’est Lana Del Rey et je tweete depuis mon compte de secours. Pensez­-vous possible de réactiver mon compte désactivé ? » Pendant tout le week­end, Républicains et extrême droite ont jubilé, alors qu’Elon Musk retwittait un message conspirationniste sur Paul Pelosi, l’époux de la speaker de la Chambre des représentants Nancy Pelosi, victime d’une agression. La gauche est consternée, le New York Times fait mine d’organiser la résistance : « Après la prise de fonction d’Elon Musk, certains utilisateurs de Twitter se sont demandé s’ils devaient prendre des mesures supplémentaires pour protéger leurs comptes, voire les supprimer », tandis que General Motors, concurrent de Tesla, la firme automobile d’Elon Musk, a suspendu ses investissements publicitaires sur Twitter. Ian Bremmer, géopolitologue, tente de remettre les pendules à l’heure : « Eh, vous tous, ce n’est pas la fin du monde », twitte­-t-­il avec un dessin humoristique sur Musk et Twitter tandis qu’Elon Musk jubile : « La comédie est désormais autorisée sur Twitter. » Le débat révèle l’engouement quasi irrationnel qui existe depuis une décennie autour d’Elon Musk. Le réseau social est le vecteur privilégié de communication du patron de Tesla et fondateur de SpaceX, qui y entra avec un premier tweet laconique en juin 2010 : « Veuillez ignorer les tweets précédents, car c’était quelqu’un qui se faisait passer pour moi 🙂 C’est en fait moi », écrivit­-il, inaugurant son humour un brin abscons. Le réseau social lui permettra de se construire contre l’établissement, qui ne croit absolument pas au succès de Tesla et de SpaceX et contre les marchés, qui vendent à découvert les actions du groupe automobile. Son immense succès donnera raison à Elon Musk, et à son groupe de fans. Ses followers, qui comptent de nombreux amateurs de cannabis, formeront une communauté indéfectible. Pendant ces années, M. Musk fait la promotion de Tesla, de ses lancements de fusées avec SpaceX et multiplie les provocations. Twitter est un mode d’expression particulièrement inadapté pour le patron d’une entreprise cotée, soumise à des règles strictes. Mais Elon Musk ne respecte rien. Dans la torpeur du mois d’août 2018, en quittant sa maison de Los Angeles, il lance : « J’envisage de retirer Tesla de la cote au prix de 420 dollars l’action. Financement assuré. » En réa[1]lité, M. Musk n’est assuré de rien et l’entrepreneur est au bout du rouleau. Tesla ne parvient pas à produire au rythme espéré, l’entreprise dévore du cash et se trouve au bord du gouffre.

HUMOUR ET GROSSIÈRETÉ

Quelques mois plus tôt, Elon Musk a même annoncé sa faillite… un 1er avril : « Tesla fait faillite, Palo Alto, Californie, 1er avril 2018. Malgré des efforts intenses pour collecter des fonds, y compris une ultime vente massive d’œufs de Pâques, nous sommes tristes d’annoncer que Tesla a complètement et totalement fait faillite. Tellement en faillite, vous ne pouvez pas y croire. » Ces plaisanteries ne font pas du tout rire la Security Exchange Commission (SEC), le gendarme boursier américain, qui menace M. Musk d’une interdiction de gérer. Il écope d’un devoir de faire viser ses tweets sur Tesla par son directeur juridique, obligation qu’il ne respectera que très peu. Dès mai 2020, il récidive : « Le cours de Tesla est trop élevé. » Sans cesse, Elon Musk manipule les marchés sur Twitter. Très vite, il s’était entiché des cryptomonnaies et avait même fait la promotion du dogecoin, jetons créés par des « geeks » voulant se moquer des « cryptos » mais qui avaient acquis une valeur. En février 2021, M. Musk twitte une parodie du Roi Lion de Disney, le montrant déguisé en lion présentant son bébé, le dogecoin : le message est retwitté 135 000 fois et liké à 940 000 reprises. Le monde des cryptos n’étant pas réglementé, il n’y a pas de délit d’initié. Twitter, c’est aussi le ring, pour ce natif d’Afrique du Sud, qui n’aimait pas le rugby et a quitté le pays pour ne pas faire son service militaire pendant l’apartheid finissant.

Combat de boxe ou combat chiqué de catch, il n’est pas toujours facile de savoir, mais l’affrontement avec Jeff Bezos, qui se lança lui aussi, au début du siècle, dans l’aventure spatiale, fut rugueux. Lorsqu’en avril 2021, le fondateur d’Amazon attaque la Nasa pour avoir choisi SpaceX plutôt que son entreprise pour aller sur la Lune, Elon Musk ricane sur les échecs de Jeff Bezos avec la grossièreté à connotation sexuelle qui est la sienne : « Il n’est même pas capable de la faire monter [en orbite]. »

OPPOSANT À JOE BIDEN

Au début de la pandémie, il s’en était pris de nouveau au patron d’Amazon, alors l’homme le plus riche du monde, qui avait retiré de la vente un livre contesté sur le Covid : « C’est dingue, Jeff Bezos. Il est temps de démanteler Amazon. Les monopoles sont néfastes. » Elon Musk sait toutefois avoir de l’humour sur ses propres déconvenues. Lorsqu’en mars 2021, une de ses fusées s’écrase sur le pas de tir de son centre de lancement à Boca Chica, au Texas, Musk lâche : « Au moins, le cratère est au bon endroit ! » Ces derniers temps, c’est en politique qu’il se distingue, en commençant par les polémiques autour de la pandémie. Il s’était attaqué aux autorités de Californie, qui maintenaient les usines fermées tandis que ses concurrents de Detroit avaient le droit de rouvrir. « Rendez aux gens leur liberté », s’énerve-t-­il dès le 29 avril 2020. Quelques jours plus tôt, il a suggéré d’essayer la chloroquine. « Cela vaut peut­-être le coup d’envisager la chloroquine », twitte-­t­-il le 16 mars, au tout début de la pandémie, faisant le lien avec un article universitaire aujourd’hui considéré comme « non sûr » par Twitter. En l’absence de Donald Trump, Elon Musk est devenu dès l’été 2021 le premier opposant à Joe Biden, et dans l’affaire, c’est incontestablement Joe Biden qui a ouvert les hostilités. Le président démocrate ne l’a pas convié à un sommet sur la voiture électrique à la Maison Blanche à l’été 2021, alors que Tesla est le leader écrasant du secteur. Le président multiplie les affirmations fausses prétendant que General Motors est pionnier de l’électrique. Au début, Elon Musk a laissé sa mère monter au front : « Le discours de Biden a été écrit il y a 20 ans, juste avant que GM ne tue la voiture électrique. Son rédacteur de discours a téléchargé le mauvais fichier », grince Maye Musk en novembre 2021. Le président continue de refuser d’évoquer Tesla, sous prétexte que l’entreprise n’est pas syndiquée. « Cela commence par un T, finit par un A, avec ESL au milieu », s’exaspère Elon Musk en janvier 2022. Le 1er mars, Biden rend hommage aux 15 000 emplois créés par Ford et GM dans la voiture électrique. Nouvelle réponse directe de M. Musk : « Tesla a créé plus de 50 000 emplois aux États-­Unis dans la construction de véhicules électriques et investit plus du double que GM + Ford combinés [pour info à la personne qui contrôle ce compte Twitter]. » In fine, Joe Biden est contraint de prononcer le nom de Tesla.

UNE CARRIÈRE DE GÉOPOLITICIEN

Non content d’animer le réseau de ses tweets, Elon Musk s’y intéresse très tôt en tant qu’actif. « J’adore Twitter », écrit-­il en décembre 2017. « Combien cela coûte ? », demande-­t-­il quelques instants plus tard. Le raid viendra par un sondage lancé le 25 mars 2022 auprès de ses followers ? « La liberté d’expression est essentielle au fonctionnement d’une démocratie. Pensez­-vous que Twitter adhère rigoureusement à ce principe ? » Et de lancer dans la foulée une mise en garde : « Les conséquences de ce scrutin seront importantes. Merci de voter prudemment. » Deux millions de votes plus tard, le verdict tombe avec 70 % de jugements négatifs sur Twitter. Quelques jours après, le public apprend soudain qu’Elon Musk a ramassé en Bourse des actions Twitter depuis la fin janvier. Pas sur Twitter, mais dans un document fourni à la SEC. S’ensuit une longue bataille plus ou moins publique avec les dirigeants de Twitter pour reprendre le réseau social. En ces temps d’incertitude, Elon Musk se lance dans une carrière de géopoliticien, conforté par la satisfaction d’avoir mis à disposition de l’armée ukrainienne ses satellites Starlink pour riposter à l’attaque russe. « Je suis un grand fan de l’Ukraine, mais pas de la troisième guerre mondiale », explique le milliardaire, qui a posté le 3 octobre une proposition de plan de paix, laissant notamment la Crimée à la Russie. L’initiative n’a pas été du goût du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, qui a twitté en réponse : « Quel Elon Musk préférez­-vous : celui qui soutient l’Ukraine ? Celui qui soutient la Russie ? » Elle n’est pas non plus du goût du New York Times, qui publie une enquête : « Comment Elon Musk est devenu un agent géopolitique du chaos. » Elon Musk ricane alors sur le quotidien et ses sources anonymes. Mais cet immense pouvoir de transgression, M. Musk l’avait déjà, en étant simple utilisateur de Twitter, comme 200 millions de twittos sur la planète. Gratuitement.

Arnaud Leparmentier in Le Monde