jeudi 21 novembre 2024
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L’« Eurafrique » : quand le projet européen soutenait des ambitions coloniales

Les Suédois Peo Hansen et Stefan Jonsson mettent au jour l’origine coloniale de l’Union européenne, dans un essai centré sur le concept méconnu d’Eurafrique. Cette notion controversée connut une gloire éphémère jusqu’à la conclusion du traité de Rome en 1957 avant d’être effacée des mémoires. La deuxième saison de la série Parlement, en ligne depuis mai, s’ouvre sur une carte du Congo belge, accrochée au mur d’un eurodéputé dans son bureau strasbourgeois, dont on imagine volontiers les convictions politiques surannées. Ce plan furtif n’est pas sans faire écho au projet de l’essai de deux universitaires suédois que viennent de publier les éditions La Découverte: réécrire l’histoire glorieuse des débuts de l’intégration européenne, en y incorporant le legs toxique du colonialisme. Peo Hansen et Stefan Jonsson mènent cette entreprise en se penchant sur un concept qui connut un succès éphémère, en particulier sous la IVe république en France (1946-1958), mais aussi dans d’autres pays voisins, celui d’« Eurafrique ». Preuve de l’impact de ce concept évanoui, cette une du Monde du 21février 1957, en pleines négociations pour le traité de Rome : «Première étape vers l’Eurafrique». Les auteurs affirment ici que «l’Eurafrique a rendu possible le processus d’intégration européenne et constitue de ce fait un pan occulté de l’histoire de l’Union», persuadés que «l’UE n’aurait pas vu le jour à ce moment de l’histoire si elle n’avait pas été conçue comme une entreprise permettant d’européaniser le colonialisme».

Surgie dans les années 1920, l’Eurafrique est un concept géopolitique aux contours flous, dont l’une des fonctions est de parer de nouveaux atours un projet colonial de plus en plus contesté par les colonisé·es. Ce concept part de l’idée que l’Europe et l’Afrique ont un destin lié. Il repose aussi sur la «supériorité raciale» européenne. Mais l’Afrique n’est plus ce continent primitif, plutôt une «terre d’avenir», qu’il revient aux Européens d’équiper, de peupler, de moderniser. Or « l’Afrique ne pouvait être efficacement exploitée que si les États européens coopéraient et associaient leurs compétences économiques et politiques». Une forme de partenariat «gagnant-gagnant» pour faire cheminer les deux continents vers l’union. D’après Hansen et Jonsson, le concept va poser les bases d’un «néocolonialisme» européen toujours en vigueur en Afrique, notamment à travers l’exploitation des matières premières. Ils relèvent la même rhétorique de l’«interdépendance» et de la «mutualité» dans les discours d’Ursula von der Leyen, l’actuelle présidente de la Commission, lorsqu’elle évoque la «stratégie globale avec l’Afrique».

Beaucoup de Français parmi les «eurafricanistes»

Le texte est une traduction remaniée d’une première version publiée en anglais en 2014. Accompagné d’une préface des auteurs rédigée en 2021, il est édité par Thomas Deltombe, déjà responsable d’un chapitre sur l’Eurafrique dans l’ouvrage collectif publié au Seuil l’an dernier sur les décennies de «Françafrique».

D’entrée de jeu, Hansen et Jonsson se démarquent de l’«européanisme» qui imprègne nombre de travaux de sciences sociales sur l’UE. Ils dénoncent la «complicité [des universitaires] dans l’établissement d’une interprétation sélective et partiale du passé», d’un récit fondateur épuré «au service d’une identité européenne naïve et idéalisée» – au risque de passer sous silence quelques textes importants comme celui d’Antonin Cohen sur l’état d’esprit douteux de certains «pères fondateurs», dont Monnet et Schuman, dans l’entre-deux-guerres (De Vichy à la Communauté européenne, PUF, 2012). Quoi qu’il en soit, l’essai reconstitue avec force une série de débats tombés dans l’oubli – voire «refoulés» ou «effacés», comme l’avancent les auteurs. «L’Afrique ne sera à notre portée que si l’Europe s’unit», écrit dès 1929 Coudenhove-Kalergi, considéré comme l’un des pionniers du projet européen, pacifiste, figure de l’antinazisme et théoricien du «pan-européanisme». Lequel va jusqu’à dire, parmi plusieurs saillies racistes qu’on ne lui connaissait pas : «L’Europe est la tête de l’Eurafrique, l’Afrique est son corps.» Plusieurs pistes expliquent la montée en puissance du concept d’Eurafrique dans l’entre-deux-guerres: la volonté de renforcer «une troisième sphère géopolitique» face à l’influence des États-Unis et de l’Union soviétique en train de s’imposer comme des superpuissances, ou encore la volonté de profiter des ressources africaines – en matières premières comme en moyens humains, pour faire tourner les usines ou faire la guerre. À force d’isoler, dans les archives consultées, les discours sur l’Eurafrique, les auteurs gomment sans doute l’importance d’autres dynamiques pour éclairer les débuts de l’intégration européenne. Mais leur constat reste saisissant, et la galerie des « eurafricanistes » soucieux d’unifier l’Europe pour mieux «stabiliser, réformer et réinventer» le système colonial en Afrique, glaçante. Il y a des Français, beaucoup, d’Eirik Labonne, «prophète de l’Eurafrique» obsédé par les ressources des sous-sols africains, et dont le plan qui porte son nom imagine la création de «Zones d’organisation industrielle et stratégique africaines » (ZOIA) – des complexes militaro-industriels français en Afrique –, à Guy Mollet, président du Conseil au moment du traité de Rome, qui va pousser l’association des «pays et territoires d’outre-mer» au marché commun qui s’esquisse.

À l’époque, l’Algérie doit coûte que coûte rester française et l’Eurafrique devient un levier parfait pour atteindre ce but. «C’est l’Europe tout entière qui sera appelée à aider au développement de l’Afrique […]. Les nations isolées ne sont plus à la taille du monde. Que signifierait l’Algérie seule? Que ne serait son avenir, au contraire, comme l’un des fondements de la communauté eurafricaine qui s’ébauche?», lance ainsi Guy Mollet à l’Assemblée des Nations unies le 9janvier 1957. L’Eurafrique a permis d’assurer « la continuation d’anciennes relations de domination ». Les pages consacrées aux négociations du traité de Rome entre les six pays fondateurs sont passionnantes – le soutien de l’Allemagne de Konrad Adenauer à l’Algérie française, les réticences des Néerlandais, qui redoutent d’être mêlés, malgré eux, à des « problèmes politiques », le rôle de l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny, dépêché à Bruxelles pour défendre la position de Paris, le projet sidérant d’une «Ruhr dans le désert» saharien, etc. Si les Africains n’ont pas voix au chapitre, le principe d’une «association» des pays colonisés au traité de Rome est finalement acté, accompagné d’un «Fonds européen de développement». L’Afrique se trouve associée à l’UE, dès sa fondation. Comme le relève un diplomate britannique en janvier 1957, «on croirait une continuation du colonialisme français, financée par des fonds allemands». On mesure ici à quel point les intérêts de l’Eurafrique et ceux de la Françafrique – bien plus documentés – se sont entre-nourris. Pour Hansen et Jonsson, l’Eurafrique a permis d’assurer «la continuation d’anciennes relations de domination». Dit autrement: la vague de décolonisations n’a pas provoqué de rupture, mais plutôt «un processus progressif par lequel l’ancien système s’est mué délicatement en un nouveau, sans changer les paramètres fondamentaux déterminant la relation entre l’Afrique et l’Europe». L’Eurafrique aurait permis cette transition «en douceur».

Après le traité de Rome de 1957, le concept d’Eurafrique disparaît des débats. La construction européenne s’intensifie et se met à produire sa propre historiographie glorieuse. D’où l’importance de cette mise au jour de l’origine coloniale de l’Union, qui coïncide avec la montée en puissance des débats post-coloniaux partout sur le continent (mais que, étrangement, la préface des auteurs à l’édition française du livre, rédigée en 2021, met totalement de côté, comme si l’Union n’était qu’affaire d’institutions, et surtout d’une seule, la Commission). Alors que l’hebdo The Economist voit d’un bon œil, en 2018, «la renaissance de l’Eurafrique», ou que les sommets UE-Union africaine s’enchaînent à Bruxelles pour célébrer le «partenariat spécial entre l’Europe et l’Afrique» – le dernier sous présidence française, en février dernier –, l’actualité de cet essai ne fait guère de doute. Le philosophe Étienne Balibar le relève aussi, dans une autre préface au texte. Il note la permanence, jusqu’à nos jours, de certaines thématiques qui ont accompagné les premiers débats sur l’Eurafrique, en particulier l’obsession migratoire et l’insistance sur «le problème démographique». Et d’observer avec justesse un «renversement des perspectives typiquement post-colonial». Jusqu’aux années 1950, l’enjeu était en effet d’envoyer sur le sol africain «l’excédent démographique européen»… Il reste à voir si les eurodéputé·es et commissaires européen·nes qui travaillent à Bruxelles ces jours-ci oseront saisir la balle au bond, pour rouvrir en grand ces débats, y compris dans l’enceinte des institutions.

Ludovic Lamant in Médiapart

Peo Hansen et Stefan Jonsson, Eurafrique. Aux origines coloniales de l’Union européenne, traduction de l’anglais par Claire Habart, préface d’Étienne Balibar, éditions La Découverte, 2022, 376 pages