La « Bête » est le surnom de la limousine officielle du président américain. Donald Trump venait de prendre place à l’arrière, en ce 6 janvier 2021, après être descendu de l’estrade dans le parc de l’Ellipse, au cœur de Washington. Au micro, il avait harangué ses partisans, répété ses mensonges sur les fraudes électorales et appelé la foule à marcher sur le Capitole, où devait avoir lieu la certification des résultats de la présidentielle. « La Bête » grondait, prête à démarrer. Donald Trump comptait alors se rendre devant le Parlement, où les émeutiers enfonçaient déjà les premiers barrages de police. A bord du véhicule blindé se trouvait Robert Engel, le chef de son équipe de protection rapprochée. « Ce n’est pas sécurisé. On retourne à la Maison Blanche », dit ce dernier. « Je suis le putain de président, emmenez-moi au Capitole ! », rétorque Trump, qui se penche vers l’avant du véhicule pour s’emparer du volant. Robert Engel saisit son bras, en lui demandant d’arrêter. Avec sa main libre, le 45e président des Etats-Unis tente alors de le saisir au cou. Anthony Ornato, chef des opérations au sein de l’administration, se trouvait dans le véhicule. De retour à la Maison Blanche, il racontera cet épisode à Cassidy Hutchinson, assistante de Mark Meadows, le chef de cabinet. Mardi 28 juin, cette jeune femme de 25 ans a été le témoin unique de la sixième session publique de la commission d’enquête sur l’assaut du Capitole, le 6 janvier 2021. Elle avait déjà été entendue sous serment à quatre reprises, à huis clos. D’un courage évident, posée, précise, cette républicaine de conviction a livré un récit ravageur, ne rencontrant il est vrai aucune contradiction ni question déstabilisante qui seraient sorties du cadre de la démonstration prévue par les élus. Par le truchement des médias, le Secret Service, chargé de la protection des personnalités, a fait savoir, mardi soir, que le chauffeur et Robert Engel seraient prêts à nier sous serment toute agression physique du président. Mais cette dispute anecdotique sur un moment rapporté par autrui, sans contestation de la destination finale privilégiée par Donald Trump, n’instille pas le doute dans le témoignage de Cassidy Hutchinson. Ses mots entrent dans l’histoire.
Maison Blanche crépusculaire
Mais laquelle ? Celle, à coup sûr, des commissions d’enquête parlementaires, affadissant le souvenir du Watergate. Celle de la démocratie américaine, passée à un souffle, un tweet, un coup de volant ou un coup de feu, d’une implosion. Celle de la dérive de Donald Trump au bout du fleuve mensonge, par-delà le bien et le mal, emportant dans son sillage des complices et des otages très consentants. Cassidy Hutchinson a décrit une Maison Blanche crépusculaire avec l’efficacité réservée aux séries télévisées modernes. Mais aucune fiction ne pourrait être aussi crue que son récit. La jeune femme avait rejoint la Maison Blanche en 2019, après avoir travaillé au Congrès auprès de deux élus républicains. Elle a intégré le bureau des affaires législatives, avant de devenir, malgré son jeune âge, assistante spéciale auprès de Mark Meadows, en mars 2020. Ce dernier a transmis à la commission d’enquête une partie de sa correspondance par SMS et par emails, mais il a refusé de témoigner. C’est donc Cassidy Hutchinson qui a esquissé un portrait de Mark Meadows au cours de cette journée funeste du 6 janvier, lui qui semblait attendre le dénouement du drame pour en apprécier la qualité et la morale, rivé sur son téléphone. « Il avait presque une absence de réaction », se souvient-elle, lorsqu’elle avait tenté de l’interpeller au sujet des images télévisées de l’assaut. Pourtant, dès le 2 janvier, le chef de l’administration avait dit à sa conseillère : « Les choses pourraient vraiment très, très mal tourner le 6 janvier. » Elle se souvient bien du moment. Elle venait de raccompagner à sa voiture Rudolph Giuliani, avocat du président et ex-maire de New York, qui orchestrait la campagne contre la certification du scrutin présidentiel. Ce dernier lui demanda si elle était « excitée » au sujet du 6 janvier. Devant sa surprise, Giuliani ajouta : « On va au Capitole. Ça va être génial. » Cassidy Hutchinson a révélé, en conclusion de sa déposition, que Giuliani et Meadows ont tous deux demandé une grâce présidentielle préventive, un détail accablant pour le chef de l’administration. Tôt dans la matinée du 6 janvier, la police avait déjà repéré près de l’Ellipse des hommes en tenues paramilitaires, casqués et en protection, dont plusieurs portaient des armes : des pistolets Glock et même un fusil semi-automatique AR15. Les communications de la police en témoignent. Depuis plusieurs jours, les services de renseignement mentionnaient la possibilité d’un assaut contre le Capitole comme objectif des manifestants. Dès 10 heures, il était donc clair que des hommes armés participeraient à la marche. Mais vers midi, le président était contrarié par autre chose : la foule, pas assez dense pour les caméras. Il a donc voulu que les mesures de contrôle soient allégées, a raconté le témoin. « J’ai entendu le président dire quelque chose du genre : “Je m’en fous s’ils ont des armes. Ils ne sont pas là pour me faire du mal. Enlevez les putains de portiques. Laissez les miens entrer, ils peuvent marcher vers le Capitole d’ici.” »
Equipe rapprochée paniquée
L’équipe de protection rapprochée du président était paniquée, dès lors que Donald Trump venait d’annoncer son intention de se rendre sur place. Cassidy Hutchinson a reçu un appel du chef de file des républicains à la Chambre des représentants, Kevin McCarthy. « Vous m’avez dit toute cette semaine que vous ne montiez pas ici. Pourquoi m’avez-vous menti ? », lui demandat-il, furieux. Dans la matinée, le conseiller juridique du président, Pat Cipollone, avait dit à la jeune femme, selon le récit de cette dernière : « Assurez-vous qu’on n’aille pas au Capitole, Cassidy. Restez en contact avec moi. On va se faire inculper pour tous les crimes imaginables » si le projet est mené à terme. Tous deux avaient échangé, avant le 6 janvier, au sujet de possibles poursuites pour obstruction de justice ou atteinte au dépouillement électoral. Tout le monde semblait donc savoir ou deviner, autour de Donald Trump, quelle tragédie se dessinait, sans que personne ne brise le silence. La commission d’enquête essaie de convaincre Pat Cipollone depuis des mois de témoigner, même sous forme écrite. Après n’avoir pu accompagner ses partisans au Capitole, ni à pied ni à bord de la « Bête », Donald Trump était de retour à la Maison Blanche à 13 h 20. Les conseillers juridiques, à commencer par leur chef, Pat Cipollone, étaient très préoccupés par les propos tenus lors du meeting à l’Ellipse. Vigies du droit, ils avaient déjà dénoncé, depuis début décembre 2020, le projet de fausses listes de grands électeurs. Cassidy Hutchinson se souvient de Pat Cipollone débarquant dans le bureau de Mark Meadows au moment où les émeutiers pénétraient à l’intérieur du Capitole. Le chef de cabinet rétorqua que Donald Trump ne voulait rien faire. Le conseiller juridique « dit clairement à Mark à peu près ceci : “Mark, il faut faire quelque chose ou des gens vont mourir et le sang sera sur tes putains de mains” », selon Cassidy Hutchinson. De la même façon, Pat Cipollone a conjuré Mark Meadows d’intercéder auprès de Donald Trump, en raison des appels de la foule à pendre son vice-président, Mike Pence. En vain. « Tu l’as entendu Pat, il pense que Mike le mérite, il ne pense pas qu’ils [les émeutiers] font quelque chose de mal », aurait répondu le chef de l’administration. Et elle, Cassidy Hutchinson, quels sentiments la traversaient alors, en cet après-midi d’inaction présidentielle ? « En tant qu’Américaine, j’étais dégoûtée. C’était antipatriotique. C’était antiaméricain. On regardait le bâtiment du Capitole être défiguré à cause d’un mensonge. » « Il doit condamner cette merde », écrit le propre fils du président, Don Junior, à Mark Meadows, peu avant 15 heures. A 16 h 17, Donald Trump finit par publier une vidéo appelant les émeutiers à rentrer chez eux. « On vous aime », dit-il, sans rien condamner. Pendant ce temps, l’orage s’installe au-dessus de sa tête. Des discussions se tiennent entre membres du gouvernement au sujet du 25e amendement de la Constitution, qui leur permet de lancer une procédure de destitution du président. Le 7 janvier, des conseillers de Donald Trump, à commencer par sa fille Ivanka et son mari, Jared Kushner, le poussent à prononcer une allocution solennelle. Il y avait une « large préoccupation » autour du 25e amendement, selon le témoin. « La deuxième raison était de dire : “Imaginez ce qui pourrait arriver dans les quinze derniers jours de votre présidence, si on ne fait pas cela. On parle déjà d’une invocation du 25e amendement. Vous avez besoin de cela comme couverture.” » Selon Cassidy Hutchinson, les avocats de la Maison Blanche ont dissuadé le président d’ajouter dans son discours une référence à un pardon présidentiel pour les participants à l’assaut du Capitole.
Les fameuses 187 minutes
L’audition de Cassidy Hutchinson n’avait été annoncée que lundi, sans que son nom soit même révélé. Une précipitation encore inexpliquée. La commission d’enquête avait affirmé, la semaine dernière, qu’elle s’octroyait un peu de temps pour analyser un flux inattendu de nouvelles informations. Deux autres auditions sont encore prévues vers la mi-juillet. La première, au sujet des contacts entre l’entourage de Donald Trump et les groupes extrémis[1]tes qui ont participé à l’assaut du 6 janvier, soit les Proud Boys et les Oath Keepers. La seconde doit se concentrer sur les fameuses 187 minutes pendant lesquelles le président a assisté à l’assaut, devant sa télévision, en ne faisant rien pour l’empêcher ou mobiliser des forces de l’ordre supplémentaires. Le tempérament de Donald Trump, son équilibre émotionnel, ont été l’un des fils conducteurs du récit de Cassidy Hutchinson, mardi. Elle a narré un épisode marquant, daté du 1er décembre 2020, jour où le ministre de la justice, William Barr, avait confié à l’agence Associated Press qu’aucune fraude sérieuse n’avait été relevée lors de l’élection. La conseillère avait pénétré dans la salle à manger de la résidence, désertée par le président. Un employé tentait de nettoyer l’effet de sa colère. Dans un coin se trouvait la télévision. Sur le mur dégoulinait le ketchup. De rage, Donald Trump avait brisé l’assiette en porcelaine contenant son repas. Cassidy Hutchinson aida l’employé à nettoyer le mur.
p piotr smolar in Le Monde