Depuis les attentats de New York en 2001, le concept de « terrorisme » occupe une large place dans le vocabulaire politique et médiatique. Aucune organisation mondiale n’est cependant parvenue à en imposer une définition commune.
Le 5 février 1794, au beau milieu d’une décennie révolutionnaire amenée à servir de modèle à bien d’autres, Robespierre, membre du Comité de salut public, alors appelé « Grand Comité de l’An II », prononce un discours qui fait date : « Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur ; la vertu, sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. La terreur n’est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible ; elle est donc une émanation de la vertu ; elle est moins un principe particulier qu’une conséquence du principe général de démocratie, appliqué aux plus pressants besoins de la patrie. »
« Inscrivons la terreur à l’ordre du jour », s’était déjà écrié un député l’année précédente, sans alors avoir été entendu. La réalité d’un pouvoir qui, dans l’urgence, n’hésitait plus désormais à exécuter promptement celles et ceux qu’il voyait comme ses adversaires, était bel et bien devenu dictatorial et homicide. Cette période devait rester dans l’Histoire sous ce simple nom, « La Terreur », à laquelle ses détracteurs furent trop heureux de la résumer, oubliant au passage qu’elle n’en avait eu dans les faits ni la primeur ni l’exclusivité. La période fut, par exemple, suivie d’une « Terreur blanche » dans le sud-est de la France où les royalistes se livrèrent à des exactions assez proches de ce que nous entendons aujourd’hui sous le terme de « terrorisme ». Quoi qu’il en soit, c’est bien de cette période troublée que vient l’origine – et non la réalité – de ce concept, lequel réapparut vers le milieu du XIXe siècle à différents endroits en Europe.
Un mot dont l’usage a été social avant d’être judiciaire
L’historienne Jenny Raflik, autrice notamment de l’essai Terrorisme et mondialisation, approches historiques, paru chez Gallimard en 2016, repère de premières résurgences du terme autour des mouvements indépendantistes irlandais et polonais. « D’emblée, dit-elle, il a été utilisé par les détracteurs. On le retrouve ensuite pour décrire les mouvements nationalistes balkaniques. Vers la fin du siècle, il qualifie les anarchistes. » Il reste que cette notion n’a alors aucun prolongement juridique. Bien sûr, la loi se durcit, notamment en France, après les attentats les plus marquants – non pour en condamner les coupables, car les nouvelles mesures ne sont pas rétroactives, mais dans l’espoir de dissuader et de punir davantage à l’avenir.
« Ce sont toujours des groupes qui sont visés, les opposants du pouvoir en place », poursuit Jenny Raflik. Ainsi, après l’attentat de Fieschi contre le roi Louis-Philippe en 1835, le pouvoir s’en prend aux républicains. Après celui du patriote italien Felice Orsini contre Napoléon III en 1858, est promulguée la loi de sûreté générale, dite « loi des suspects », en préparation depuis 1857 mais votée dans des circonstances plus que favorables à la répression.
Enfin, en 1893 et 1894, les « lois scélérates », selon l’expression de Léon Blum, sont votées pour la première en réaction à l’attentat de l’anarchiste Auguste Vaillant visant les députés, pour la troisième, un mois après l’assassinat du président Sadi Carnot à Lyon par un jeune anarchiste italien, Sante Geronimo Caserio. Cette dernière, la plus célèbre, s’en prend explicitement aux anarchistes.
En France, un mot longtemps marqué par l’héritage de Vichy
Longtemps, constate Jenny Raflik, « on tourne autour d’une forme de violence politique qu’on ne veut pas considérer comme du droit commun, mais qu’on ne parvient ni à définir ni à nommer ». Durant l’entre-deux-guerres, des réflexions sont menées pour donner au concept de terrorisme une existence juridique, mais sans résultat concret. Le cap est franchi durant la collaboration avec la création des sections spéciales des cours d’appel de Vichy chargées de « l’activité communiste et terroriste selon les mots d’ordre de la Troisième Internationale ». Le terme catégorise encore une fois les opposants. Ce sont tous ceux que les terroristes d’extrême droite de la Cagoule, dont beaucoup ont rejoint la collaboration, nommaient les « subversifs », un qualificatif importé de l’Italie fasciste.
La loi est abrogée à la Libération, le terme réapparaît souvent dans les très nombreux films consacrés à l’Occupation. « Je suis fier d’avoir été baptisé « terroriste » par mes ennemis », ira jusqu’à écrire l’ancien résistant Raymond Aubrac. Un autre partisan, Roger Pannequin, s’accrochant lui aussi au sens circonstancié du mot, réagira ainsi aux attentats de 1986, en France : « Aujourd’hui, des assassins déposent sans risque des bombes qui tuent des femmes et des enfants. Appeler cela des attentats « terroristes », c’est faire trop d’honneur à ces criminels. » Ce sont bien pourtant ces attentats qui, en trois mois, font 14 morts et plus de 300 blessés, qui sont à l’origine de la première loi antiterroriste de la République française. Jusque-là, on se référait à la loi sur les ligues dissoutes pour renvoyer les membres d’organisations devenues illégales devant la Cour de sûreté de l’État.
Réactualisée du milieu des années 1970 au début des années 1980 par les Brigades rouges en Italie, la Rote Armee Fraktion en Allemagne, Action directe en France, la figure du terroriste comme extrémiste de gauche – en oubliant au passage que les attentats aveugles de l’extrême droite en Italie ont été deux fois plus meurtriers – cède progressivement le pas à celle du nationaliste arabe, puis de l’islamiste. « On signale toujours les attentats de Munich en 1972 comme un moment charnière, car c’est l’une des premières formes de terrorisme médiatisé », rappelle l’historien de l’art Ralph Dekoninck, auteur d’un court essai intitulé Horreur sacrée et sacrilège, paru en 2018, où il analyse ce qu’il nomme le « terrorisme d’image » à l’aune du temps long et de références picturales antiques ou classiques.
Un mot aux définitions multiples
À ce titre, bien sûr, les attentats de 2001 à New York constituent un parangon absolu.« Ils ont été conçus pour avoir le maximum d’impact médiatique, souligne-t-il. Et ça a marché. Ce qui compte, c’est de pouvoir relayer les actes commis par l’image plus encore que par les mots. Il faut qu’une publicité soit faite. » Cette pulsion scopique, dans un monde où le spectacle de la mort, y compris animale, est placé à l’abri des regards, nous pousse à regarder ce que nous ne voulons pas voir. Elle est utilisée par les terroristes qui en viennent depuis quelques années à filmer leur crime – comme tout récemment encore lors des meurtres de civils perpétrés par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023. « Cette fascination pour le spectacle de l’horreur nous rend en quelque sorte complices du bourreau », déplore Ralph Dekoninck, notant qu’au fil des années, la diffusion de ces images est de plus en plus contrôlée.
Cette focalisation sur certains groupes, au fil du temps et au gré des conflits, explique sans doute en partie qu’on peine à définir de manière claire ce qu’est le terrorisme. « Chaque chercheur fait sa définition, explique Jenny Raflik. Il y a une définition juridique pratiquement par pays. Parfois, la définition régionale se superpose à la définition nationale, c’est le cas par exemple entre celle posée par la France en 1986 et celle de l’Union européenne. Au bout du compte, il y a une perte de sens et c’est là le principal problème. » L’attention portée sur le terrorisme mené par différentes mouvances islamistes, pour reposer sur un constat bien réel, a longtemps conduit à ignorer les alertes des services de renseignement occidentaux, et notamment français, sur la violence d’extrême droite. Ses crimes étaient souvent perçus, médiatiquement et politiquement, comme l’œuvre de « loups solitaires ».
« Ces figures-là se rattachent toujours à des réseaux, corrige Jenny Raflik. Ce ne sont pas des réseaux classiques où les gens se retrouvent et échangent, mais des réseaux virtuels, y compris à l’échelle internationale. Anders Breyvik a été inspiré par des attentats et en a inspiré d’autres. » Pour mieux définir le terrorisme, il faudrait sans doute s’attarder davantage sur la nature des cibles et le mode opératoire que sur les mobiles. Cherchant à séparer clairement résistance et terreur, le philosophe et sociologue Gérard Rabinovitch écrit : « La Résistance fait obstacle à la libido dominandi. La terreur appartient pleinement à l’ordre de la domination et de la cruauté et contredit de facto les horizons émancipateurs de tout projet « libérateur ». La terreur est la signature du principe de tyrannie. »
B. M.