La proposition fait débat à Bruxelles, qui cible les sanctions sur les dirigeants et les institutions
« Il est temps d’en finir avec le tourisme russe. » Kaja Kallas, la première ministre estonienne, a marqué les esprits en appelant, mardi 9 août, l’Union européenne (UE) à ne plus délivrer de visas touristiques aux ressortissants russes. « Visiter l’Europe est un privilège, et pas un droit », a-t-elle écrit sur Twitter. A l’instar des autres pays baltes, de la Pologne ou de la République tchèque, son pays n’octroie plus, à quelques exceptions près, de visas aux citoyens russes depuis le 28 juillet. Kaja Kallas souhaite que toute l’UE suive cet exemple. Depuis l’assouplissement, en juillet, de restrictions au voyage dues au Covid19, les ressortissants russes viennent en nombre en Europe, et notamment dans les Etats baltes. Comme aucun vol n’est possible entre la Russie et l’UE depuis le 28 février, ceux qui souhaitent voyager à l’ouest pénètrent dans l’espace Schengen en franchissant la frontière terrestre les séparant notamment de la Finlande, de l’Estonie et de la Lettonie. La première ministre finlandaise, Sanna Marin, s’est, elle aussi, montrée favorable à l’idée d’une interdiction européenne d’octroi de visas touristiques aux Russes. En Estonie, Marika Linntam, directrice générale des affaires européennes au ministère des affaires étrangères, contactée par Le Monde, estime qu’il s’agit d’« un enjeu moral ». « La Russie a déclenché une guerre injustifiable. Dès lors, pourquoi serait-il si facile à ses ressortissants de venir faire du shopping en Europe, pour acheter des marques qu’ils ne peuvent plus trouver chez eux ? La vie quotidienne des citoyens russes ne doit pas continuer comme si de rien n’était. Nous voulons que les Russes sachent que cette guerre a des conséquences », affirme-t-elle. « Les sanctions les plus importantes consistent à fermer les frontières » aux Russes, a récemment insisté le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, dans un entretien au quotidien américain Washington Post. Pas de généralisation L’Estonie a envoyé un message politique clair… qui n’a pas toujours été reçu avec enthousiasme à Bruxelles. Le code européen des visas ne prévoit pas d’interdiction généralisée et automatique de délivrance d’un tel document. Il repose sur une analyse des demandes sur une base individuelle. Bien sûr, les Etats membres pourraient décider de faire autrement, dans le cadre de la politique de sanctions. Avant d’interdire les visas touristiques, le Conseil de l’Union européenne, composé des gouvernements des Vingt-Sept, pourrait suspendre ou abroger l’accord de facilitation de l’obtention de visas qui lie la Russie et l’UE. Ce régime permet aux ressortissants russes d’obtenir plus rapidement et à des prix réduits des visas européens. Il est partiellement suspendu depuis le 25 février pour certaines catégories de personnes, liées au pouvoir russe : parlementaires, membre des gouvernements nationaux ou régionaux, représentants d’organisations professionnelles. Pour aller un cran plus loin, « il serait intelligent d’appliquer les mesures restrictives, dont des interdictions de voyager, à des catégories supplémentaires de personnes, par exemple aux diplomates ou aux hauts fonctionnaires, plutôt qu’en prenant des mesures qui s’appliquent à tous sans distinction », estime Philippe De Bruycker, spécialiste en droit européen de l’asile et de l’immigration à l’Université libre de Bruxelles. M. De Bruycker rappelle que le code des visas prévoit, parmi les motifs de refus de délivrance, l’état des « relations internationales » avec les Etats membres. Une notion suffisamment large pour donner des marges de manœuvre à l’UE. Mais l’inquiétude qui est exprimée par plusieurs officiels concerne le changement profond d’approche de la politique de sanctions qu’une telle interdiction déclencherait. « Il existe déjà des possibilités de sanctionner des personnalités en raison de leur proximité avec le régime de Poutine ou de leur rôle dans la guerre, détaille une source diplomatique. Dès le départ, la politique de sanctions s’est construite sur l’idée de ne pas viser la population russe en elle-même et de différencier les citoyens russes lambda du régime. » « Nous ne sommes pas en guerre contre la population russe », abonde une source européenne, qui mentionne les liens entre les diasporas russes et leurs proches restés au pays. « La diaspora russe, c’est la seule voix divergente face au totalitarisme », ajoute ce fonctionnaire. Les Etats membres pourraient évoquer les visas touristiques lors de la prochaine réunion informelle des ministres des affaires étrangères, le 31 août.
Cédric vallet in Le Monde