A 28 ans, la plupart des architectes font leurs armes « en agence ». Meriem Chabani, elle, concevait un centre culturel pour des Birmans. Le projet s’est défini au fil d’une série d’ateliers de coconstruction et le bâtiment, bel édifice en briques, bois et bambou, a été livré en 2022.
Un an plus tôt, le chantier était à l’arrêt et un de ses commanditaires en prison pour avoir protesté contre le coup d’Etat militaire. Rien ne garantissait que l’ouvrage serait un jour terminé. L’architecte se consolait avec une photo montrant la structure à nu, colonisée par des manifestants prodémocratie. Les marches étaient deve- nues un espace public. C’était leur vocation première, celle que récla- maient les habitants du village.
Petit gabarit, grand style, humour ravageur, cette Franco-Algérienne de 35 ans nous reçoit dans un petit bureau qu’elle partage avec la rédaction du Funambulist, revue d’architecture à tendance décoloniale. Elle est enceinte de son premier enfant. Ses deux grand-mères étaient analphabètes. Ses parents, eux, ont fait mé- decine, mais n’ont jamais pu exer- cer. La guerre civile les a poussés à s’exiler en France en 1992. Meriem Chabani a grandi à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), non loin de l’hôtel dont son père était gérant, dans l’idée qu’au retour il faudrait re- construire le pays. L’architecture s’est imposée à elle ainsi, comme une responsabilité. Quand ses parents sont repartis en 2011, elle était étudiante à l’école d’architecture Paris-Malaquais. Elle est restée en France.
Réaction épidermique
La jeune femme a réalisé quelques petits projets en Algérie, mais ils lui auront surtout permis de com- prendre que les conditions d’exercice dans ce pays n’offrent aucune « possibilité de faire les choses un peu différemment ». C’est dans un Sud plus global qu’elle trouve l’échelle adaptée à son ambition et à ses engagements. Au fil de ses lectures (Paul Preciado, Bell Hooks, Fatima Ouassak…), ce territoire fantasmé va se dématérialiser pour devenir une idée: le Sud comme lieu des marges, de l’exploitation des corps, de l’extraction de la valeur…
Tout commence par une exposition intitulée « New South », qu’elle organise en 2015 pour présenter les travaux d’étudiants qui s’étaient confrontés à la question de la construction dans les pays du Sud. Une réaction épidermique à celle montrée quelques mois plus tôt au Pavillon de l’Arsenal, qui mettait en lumière les projets de diplômes liés à Paris. Le collectif New South voit le jour dans la foulée. En marge de l’activité qu’elle exerce à cette époque au sein de l’agence Lambert Lenack, cette association lui permet de multiplier les projets de recherche – un atelier sur la question du logement dans les villes africaines à Addis-Abeba en 2016, par exemple.
Meriem Chabani enseignait déjà à Paris-Malaquais, au Royal Col- lege of Art à Londres, et à la HEAD [Haute Ecole d’art et de design] Genève. « Cette hyperactivité m’a servie. Chaque école, de fait, permet de mettre un pied dans un entre-soi différent. » D’autres, plus tard, lui permettront de réparer l’histoire familiale. C’est le cas de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, où elle a donné une conférence en 2023 : son père y avait postulé sans succès quand il était jeune. Ou de Harvard (Massachusetts), où elle passe six mois cet hiver. Sa tante, en son temps, avait échoué à y entrer. « Je coche les cases, les unes après les autres. Un classique d’enfant d’immigrés ! »
Partie de rien, sans réseau, Meriem Chabani rafle des prix par- tout : la bourse de la Fondation Jacques Rougerie en 2013, les prix Europan, en 2017, et Europe 40 under 40, décerné par le Centre européen d’architecture et le Chicago Athenaeum en 2020… La maîtrise d’œuvre, c’est plus compliqué. Le centre culturel qu’elle a réalisé en Birmanie ne la rend pas légitime à
en concevoir un en France. La réglementation des concours publics exige des candidats qu’ils puissent présenter trois projets du même type, réalisés au cours des cinq années passées.
A la différence de nombre de ses pairs, Meriem Chabani refuse de mobiliser les références des projets sur lesquels elle a travaillé dans les agences où elle s’est formée. « Fierté mal placée d’Algériens ! », lance-t-elle dans un éclat de rire. Avec son associé John Edom, un anthropologue britannique reconverti dans l’architecture, ils se déploient plus aisément à l’étranger. En Belgique par exemple, ils viennent de remporter deux concours. En Angleterre, leur projet pour le mémorial de la tour Grenfell, qui a pris feu en 2017, vient d’être sélectionné parmi les finalistes. Pour la France, leur heure viendra, ils n’en doutent pas. Et ils pourront alors présenter leurs projets aux jurys des concours en assumant pleinement leurs références, et leur vision du monde.
Affirmation de soi et pragmatisme: cette agence, qui se définit volontiers comme pirate, se bâtit « brique par brique » sur ces deux piliers. «On est des militants de la marge. On sait que la situation nous est défavorable, que les règles du jeu sont faussées… Cela impose de faire un pas de côté. On se compromet en permanence. Mais on a un cadre éthique fort. » Le nerf de la guerre, selon eux, c’est la relation à la maîtrise d’ouvrage. Qu’elle soit publique ou privée, peu importe : la logique financière s’impose aussi aveuglément dans les deux secteurs aujourd’hui. L’enjeu est de trouver des interlocuteurs ouverts aux idées neuves.
Ateliers de coconstruction
C’est après avoir lu un entretien donné à Jeune Afrique en 2017, dans lequel Meriem Chabani évoquait son désir de bâtir une mosquée en Europe, que les responsables de l’association qui gère la mosquée Omar Ibn Al-Khattab, à Paris (11e), lui ont proposé d’en prendre en charge la construction. «Ce qui me faisait envie, ce n’était pas la conception de l’espace sacré en tant que tel, mais le fait de construire une mosquée dans un pays où les musulmans sont minoritaires. En Europe, l’esthétique orienta- liste, le dôme, le minaret disent tout de suite que c’est une population qui vient d’ailleurs. Comment faire une mosquée française, pour des Français : c’est cette question qui m’intéresse. »
Pour y répondre, Meriem Chabani et John Edom ont organisé des ateliers de coconstruction. Les débats ont été « douloureux », déplore la Franco-Algérienne, sur- tout avec les plus anciens, attachés aux formes traditionnelles. « Mais on construit pour les jeunes! Et un minaret, ça ne sert à rien quand il n’y a pas d’appel à la prière. Cela crée plus de problèmes que cela n’en résout. » Sur les images 3D, la mosquée se présente comme un bâti- ment élégant et lumineux, en verre et en structure bois, protégé par un rideau métallique qui s’ouvre et se ferme sur com- mande. La livraison est prévue pour 2028.
Isabelle Regnier in Le Monde