jeudi 17 octobre 2024
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Meta, Twitter, Snap… Dans la Silicon Valley, la fête est finie

Les géants de la tech, qui paraissaient intouchables, chutent sévèrement en Bourse depuis le début de l’année et licencient à tour de bras

Dans la Silicon Valley, la vague de licenciements dans les industries technologiques a été accueillie avec un certain fatalisme. Le ralentissement était inévitable, estiment les experts. Pour l’industrie technologique, la situation marque néanmoins un tournant. La fin d’une période de vingt ans d’expansion sans précédent.

Les géants de la tech, qui paraissaient intou­ chables, ne le sont plus. Leur puissance était sortie renforcée de la crise sanitaire, lorsque le numérique était devenu l’unique échappatoire vers le monde extérieur. Le travail à dis­ tance, le commerce en ligne semblaient pro­ mis à devenir la norme ; le tout­numérique, à dominer l’économie post­pandémie.

La chute n’en est que plus spectaculaire. Non seulement les entreprises technologiques ont enregistré cette année des pertes monumentales en Bourse, mais elles licen­ cient massivement. Après des années d’argent facile, « une correction était inéluctable », constate Aileen Lee, l’une des investisseuses en vue dans la Silicon Valley, inventeuse du terme de « licorne » pour les entreprises valorisées plus de 1 milliard de dollars.

En février encore, les cabinets de recrutement s’affligeaient de la pénurie de main­d’œuvre. Les « techies » (les informaticiens) étaient «une espèce aussi rare que les tests Covid ou les microchips », selon l’expression du New York Times. Sept mois plus tard, les licenciements sont quotidiens. « Il n’y a pas une entreprise qui ne dégraisse pas, confirme l’investisseuse Jenny Lefcourt, interrogée, comme Aileen Lee, par Bloomberg TV. Cela va être bien pire. Nous n’en sommes qu’à la partie émergée de l’iceberg. »

CLAUSES DE « NON-DÉNIGREMENT »

La liste s’allonge tous les jours. Snap, Stripe, Coinbase, Robinhood, Intel, Salesforce, Lyft, Netflix ont licencié de 10 % à 20 % de leur personnel. Meta, la maison mère de Facebook, qui comptait 87 000 employés en septembre (contre 48000 en mars 2020), a annoncé 11000 suppressions d’emplois. Dernier en date, Amazon, avec 10 000 licenciements (sur plus d’un million de salariés au niveau mondial). Sans oublier Twitter, bien sûr, où chaque jour apporte sa nouvelle charrette de licenciés pour s’être permis de critiquer Elon Musk. Quelque 3 700 départs ont déjà été annoncés par le nouveau patron (soit 50 % des effectifs).

Selon le site Layoffs.fyi, qui recense les licenciements, 24 000 suppressions d’emplois ont été signalées en octobre dans 72 compagnies – et 53 000 en novembre. Au total, plus de 100 000 depuis le début de l’an­ née. En 2000, l’éclatement de la bulle «dot­com » avait détruit 150 000 emplois. La crise financière de 2008, quelque 65 000.

Les spécialistes pensent que la contagion ne va pas s’arrêter là. Fini l’époque des taux d’intérêt bas, qui permettaient aux investiseurs de financer à perte. Nombre de start­up sont menacées. «Il va falloir faire plus avec moins, prévoit Jenny Lefcourt. Ceux qui ont bénéficié de beaucoup d’argent et ne sont arrivés à rien ne vont pas toucher le prochain chèque. »

En l’absence de syndicats, il n’est pas facile de contacter les employés licenciés, qui évitent plutôt les médias. Dans leur « severance package», leur indemnité de départ, la plupart sont soumis à des clauses de « non­dénigrement » de leur employeur, qui leur interdisent de s’exprimer, explique Samantha Gordon, de l’association TechEquity Collaborative, qui milite pour une plus grande justice sociale dans le secteur technologique.

En quelques semaines, les techies sont passés d’une sorte de paradis salarial à un lieu de travail d’une brutale normalité. A peine revenus – partiellement – au bureau après la pandémie, les voilà escortés par deux vigiles jusqu’à la porte de l’entreprise qui, il y a quelques mois encore, leur offrait déjeuner, atelier de yoga et pressing gratuits. Pourquoi les licenciés sont­ils accompagnés sur­le­champ à la sortie du bureau, une procédure particulièrement humiliante ? « On ne veut pas qu’ils copient des documents ou s’emparent de secrets de fabrication », explique Samantha Gordon. Avant même d’être informés de leur sort, les salariés se voient privés de leur téléphone professionnel et de leur accès au site de l’entreprise.

L’association Collective Action in Tech a publié un « guide du licenciement » à partager entre collègues « par messages sécurisés». Il va falloir être moins exigeants, côté salaires et avantages, prévoit­il.

Les employés étrangers qui travaillent avec un visa technologique H­1B n’ont que soixante jours pour trouver un nouveau job, faute de quoi ils sont obligés de quitter les Etats­Unis. Surtout ne pas paniquer, recommande sur YouTube l’informaticien franco­ américain Clément Mihailescu. « Approcher la question mathématiquement, comme un ingénieur. »

La majorité des emplois perdus ne sont pas localisés dans la région de la baie de San Francisco. Mi­novembre, celle­ci ne comptait que 22000 emplois perdus. Mais la réduction d’effectifs s’ajoute à la déprime d’une ville qui, trop dépendante de ses « techies », ne s’est jamais vraiment remise du Covid. Entre juillet 2020 et juillet 2021, San Francisco a connu la chute de population la plus importante des villes américaines pendant la pandémie : 6,3 %, soit 54 000 personnes.

PRÈS D’UN QUART DES BUREAUX VACANTS

En mars, la maire, London Breed, avait sonné l’alarme et lancé une grande opération, « Welcome back to SF », pour inciter les employés à revenir. Une vingtaine d’entre­ prises et d’institutions, d’Uber aux Giants (l’équipe de base­ball), de Bank of America à l’orchestre symphonique, s’étaient engagées à rappeler leurs effectifs. A l’automne, London Breed a dû admettre l’échec de sa stratégie. Seuls 42 % des employés sont revenus, un des taux les plus faibles du pays. Près d’un quart des bureaux (24,1 %) sont toujours vacants, ce qui représente pour la municipalité une perte de plus de 80 millions de dollars (77 millions d’euros) en taxe foncière. La circulation piétonnière n’atteint que 36 % du niveau pré­pandémie, selon le groupe de commerçants Downtown SF Partnership.

Mais le réajustement dans la tech n’a pas que des inconvénients. Le « boom » avait rendu plus difficiles les recrutements dans le secteur des services, explique Jeff Bellisario, du Bay Area Council, un institut patronal. Les petites entreprises vont pouvoir s’offrir des ingénieurs de haut niveau. L’innovation pourrait bénéficier de la période de vaches maigres qui s’annonce. Déjà, un fonds privé a lancé Funded Not Fired (« financé pas viré »), un programme qui offre 100 000 dollars à une start­up fondée par un techie licencié. Quelque 20 candidats seront sélectionnés. La municipalité de San Francisco a elle­même fait savoir qu’elle a un réservoir de 5 000 emplois vacants. Pas de bar à sushis ni de coins zen, mais « une bonne assurance santé et une bonne retraite », a vanté le 4 novembre London Breed.

M. B.