Étoile filante. Âgé de 30 ans, Sam Bankman-Fried a bâti un empire dans les cryptomonnaies. La chute de FTX, sur fond de dissimulations, a provoqué un séisme dans le monde de la finance.
Récit.
Au panthéon des plus belles escroqueries financières, l’histoire de Sam Bankman-Fried est déjà considérée comme l’une des plus fascinantes. Car ce dernier ne correspond en rien au portrait-robot du fraudeur habituel. Pas de sourire ou d’allure impeccable destinés à inspirer une confiance aveugle pour mieux pigeonner ses victimes ; le trentenaire à l’allure de gamin, surnommé « SBF », assumait un style passablement négligé. Cheveux longs, bouclés et jamais coiffés, barbe de trois jours, cet ado attardé en léger surpoids ne se sentait bien que dans un tee-shirt trop grand, des chaussettes blanches remontées jusqu’à mi-mollet et des baskets New Balance fatiguées. L’archétype de l’ingénieur américain – il a étudié la physique et les maths au MIT de Boston –, brillant par définition, cool par nature, se moquant bien des conventions en vigueur dans le monde qu’il avait entrepris de dynamiter, la finance.
Malgré son apparence, cet entrepreneur à la voix caverneuse, né en 1992, avait séduit les investisseurs avec FTX, devenue la deuxième plateforme mondiale de cryptomonnaies, valorisée, au plus haut, 32 milliards de dollars. Une réussite stratosphérique pour une société qui avait seulement trois ans d’existence… Jamais personne n’avait amassé une fortune aussi colossale en aussi peu de temps ! Le classement Forbes 2022 lui attribuait un patrimoine de 24 milliards de dollars. De SBF, devenu l’un des plus jeunes milliardaires du monde, on disait qu’il était le nouveau Warren Buffet ou le JP Morgan de la crypto. Dans un rêve libertarien, le virtuose de la finance avait même créé sa propre monnaie, le FFT, échappant, comme toutes les cryptomonnaies, au contrôle de la Banque centrale.
Problème : alors que la plate- forme FTX avait réussi à gagner la confiance des investisseurs, des milliards de dollars auraient été détournés pour être investis dans Alameda, une autre entreprise de Sam Bankman-Fried. La suite de l’histoire rappelle le schéma de la pyramide de Ponzi, remis au goût du jour au début des années 2000 par un célèbre escroc, Bernard Madoff. La firme de trading Alameda aurait récupéré des milliards de dollars déposés par les particuliers sur la plateforme FTX sans les prévenir. Avec cet argent, elle aurait ensuite fait des investissements risqués. Or, la garantie de ces « emprunts », c’était des FFT, la cryptomonnaie émise par FTX dont le cours est régulé par… Alameda.
« I’ve fucked up [j’ai merdé, NDLR] », a tweeté Sam Bankman-Fried le 10 novembre. Le lendemain, sa toute jeune société se déclarait en faillite et se plaçait sous la protection du chapitre 11 de la loi américaine. « Jamais, dans ma carrière, je n’ai vu un échec aussi complet au niveau des procédures internes de contrôle de l’entreprise et une absence aussi totale d’informations financières fiables », a estimé John J. Ray III, nommé liquidateur de FTX. Celui-ci pointe également le recours à des « logiciels pour dissimuler l’utilisation abusive des fonds des clients ». Un million de créanciers auraient perdu leur mise sur la plateforme de cryptomonnaies !
John J. Ray III, avocat de formation, n’est pas un bleu ; il a déjà géré les conséquences du scandale Enron, au début des années 2000. « C’est l’une des banqueroutes les plus violentes de l’histoire des États-Unis, a expliqué James Bromley, avocat de la nouvelle direction de FTX. L’entreprise était sous le contrôle d’individus inexpérimentés dont certains, voire tous, étaient personnellement compromis. » Amazon Prime a déjà lancé l’écriture d’une série de huit épisodes autour de l’incroyable destin de Sam Bankman-Fried. En avant-première, voici le récit de sa vie, de son apogée à sa chute. L’action se déroule dans un endroit paradisiaque, à une heure d’avion de Miami, dans une île des Bahamas…
Épisode 1
Bienvenue au paradis
C’est peut-être avec les pieds dans l’eau turquoise que l’on jouit du meilleur point de vue sur le paradis. Après avoir emprunté un chemin escarpé, jalonné de jacarandas, ces arbres-fougères bleutés, mais aussi de cadavres de bouteilles de Kalik, une bière locale ambrée, on se retrouve sur une plage de sable blanc, face à une petite crique, avec pour seul fond sonore le clapotis des vagues de l’Atlantique qui s’écrasent sur la côte caribéenne. Nous sommes au sud-ouest de New Providence, l’île principale des Bahamas, dont la capitale, Nassau, était sous la gouvernance des pirates et des contrebandiers au début du XVIIIe siècle. C’est sur cette même plage qu’a été tournée une scène mythique de Casino Royale, au cours de laquelle Daniel Craig, alias James Bond, croise le fer avec Alex Dimitrios, un trafiquant d’armes. À une dizaine de minutes de nage de la plage, on aperçoit la présence de caméras de vidéosurveillance sur le rivage. Elles indiquent que nous pénétrons dans une propriété privée. De la mer, on aperçoit les immeubles d’Albany, l’un des complexes hôteliers les plus exclusifs du monde. Le nom donné à ce repaire ultra-protégé de puissants qui s’étend sur 242 hectares est un clin d’œil à Albany House, une belle demeure de couleur rose, sur les vestiges de laquelle cette petite ville privée a été bâtie. Cette maison a appartenu au réalisateur français Jean Chalopin, le créateur du personnage de l’Inspecteur Gadget. L’idée de ce nouvel éden, sorti de terre en 2010, est née dans la tête du golfeur star Tiger Woods et de son ami Ernie Els, golfeur lui aussi, vainqueur de quatre tournois du grand chelem. Cette enclave abrite un parcours de 18 trous, une marina de 70 places pouvant accueillir des yachts de 250 mètres ou encore un studio d’enregistrement. Cette construction en bois clair en forme de coquillage, à l’acoustique irréprochable, baptisée The Sanctuary, a accueilli des artistes comme Robert « Mutt » Lange, l’ancien producteur d’AC/DC, Alicia Keys ou encore la chanteuse de country Shania Twain. L’endroit abrite également des courts de tennis, un centre équestre, des restaurants en tout genre et même une pâtisserie française baptisée Bisou Bisou. Mais il n’est pas donné à tout le monde d’aller y déguster des croissants… On ne peut pénétrer dans l’enceinte d’Albany que si l’on est propriétaire d’une villa ou membre du club. Ce qui est le cas de Justin Timberlake, de Will Smith ou encore de Kate Hudson, l’actrice de Presque célèbre.
C’est ici, au milieu de cette population de riches et célèbres, que Sam Bankman-Fried réside depuis deux ans. Rien ne le destinait à habiter ce refuge pour milliardaires. Ses parents, Barbara et Joe, sont tous deux professeurs de droit à Stanford, la célèbre université de Californie. Après avoir grandi dans cette ville universitaire, il fréquente le lycée Crystal Springs Uplands School, à Hillsborough, puis participe, à 18 ans, à un summer camp consacré aux mathématiques au Mount Holyoke College. Excellent élève, il passe le plus clair de son temps à jouer à Magic : l’Assemblée, un jeu de cartes à collectionner. Plus tard, après son entrée au très réputé MIT de Boston, il intègre une tribu étudiante, la fraternité Epsilon Theta, qui regroupe des forts en thème aimant débattre de linguistique, de philosophie ou de logique et organiser des fêtes… sans alcool. En 2013, après l’obtention de son diplôme, Sam devient trader chez Jane Street Capital, une société de trading à haute fréquence de New York. Il y reste quatre ans puis décide de voler de ses propres ailes, optant pour le secteur des cryptomonnaies. « Il y avait une énorme demande, une énorme volatilité, d’énormes flux entrants, une énorme appréciation des prix, une énorme quantité d’attention et d’intérêt – et l’infrastructure n’était pas là », déclarait-il sur Yahoo à ses débuts. Il fonde Alameda Research, une société boursière de cryptomonnaies. En exploitant les écarts de prix entre l’Asie et l’Amérique, la firme gagne 20 millions de dollars en trois semaines ! À 25 ans, Sam Bankman-Fried vient de commencer à écrire sa légende de surdoué du business. Il déménage ensuite à Hongkong et crée, en 2019, une place de marché de cryptomon-naies qu’il baptise FTX (pour Future Exchange). Deux ans plus tard, il émigre à nouveau, ses deux sociétés sous le bras. Il met le cap sur les Bahamas, dans le cadre idyllique d’Albany, pour fuir une régulation trop contraignante et découvrir les joies d’une fiscalité douce. Le début d’une fuite en avant.
Épisode 2
Une inoubliable soirée au casino
Tout va très vite pour FTX, dont la valorisation explose. Alors, en avril 2022, Sam Bankman-Fried décide d’organiser sa propre consécration. Pour se promouvoir lui-même tout autant que sa société, il organise un événement de quatre jours au bord de la plage de Cable Beach, rassemblant 2 000 participants dans un gigantesque complexe hôtelier abritant également un spa de 1 800 mètres carrés et un casino. Entre deux conférences sur l’avenir radieux des cryptomonnaies, les invités ont le choix entre plusieurs activités : balade au milieu de flamants roses, baignade avec des requins-nourrices, espèce a priori inoffensive, et, bien sûr, le tentateur casino. Les soirées à rallonge se terminent au petit matin, au Jazz Bar ou au pub The Swimming Pig, dont le nom est une référence aux cochons pêcheurs de poissons sur l’île voisine de Big Major Cay. Tous les employés se souviennent d’un Sam Bankman-Fried accessible et grand amateur de frites particulièrement salées. La crypto-aristocratie a fait le déplacement, comme le fondateur de Skybridge Capital, Anthony Scaramucci, ex-directeur de la communication du président Donald Trump, ou Andrew Yang, ancien candidat démocrate à la présidentielle américaine devenue un apôtre du Web3. Sont également présents la star du football américain Tom Brady et sa femme, la top-modèle brésilienne Gisele Bündchen, (le couple a divorcé depuis), l’ancien président Bill Clinton, l’ex-Premier ministre britannique Tony Blair ou encore la chanteuse Katy Perry. Sur scène, ils donnent la réplique à SBF comme autant de faire-valoir de luxe pour un gamin milliardaire en baskets. Alors responsable de FTX Ventures, filiale dont le rôle consistait à investir dans des start-up innovantes, Amy Wu a comparé ces quatre jours à u n « crypto Sun Valley », en référence au summer camp qui réunit les patrons les plus influents du monde chaque été dans l’Idaho. Fraîchement nommé Premier ministre des Bahamas, Philip Davis,invité d’honneur de FTX, réaffirme, à cette occasion, la grande ambition de son pays dans les cryptomonnaies. « En 2019, notre banque centrale a lancé le sand dollar, la première monnaie numérique du monde », rappelle-t-il. Il explique aussi que son gouvernement a présenté un livre blanc visant à faire des Bahamas, déjà expert dans les services financiers internationaux, « la principale plaque tournante des actifs numériques dans les Caraïbes et un leader mondial dans la réglementation progressive des entreprises dans cet espace profondément innovant. » À SBF, il lance solennellement: «Les Bahamas et les Bahamiens de tout l’archipel sont prêts et désireux de s’associer avec vous pour faire des affaires dans notre grand pays.» Quelques jours plus tôt, le Premier ministre inaugurait en grande pompe le nouveau siège social de FTX au côté de Sam Bankman-Fried. Un investissement de 60 millions de dollars destiné à accueillir la quasi-totalité des 300 salariés de la société. Depuis la mi-novembre, le drapeau aux couleurs de l’entreprise ne flotte plus sur le bâtiment, et l’accès est interdit par deux vigiles qui refusent catégoriquement que l’on prenne des photos.
Épisode 3
Dans le penthouse, amphétamines et amour libre
C’est dans un penthouse gigantesque, avec une vue magnifique sur l’océan, que se prennent les plus importantes décisions de l’entreprise FTX. Imaginez un appartement de plus de 1 000 mètres carrés, avec onze chambres, un bar en marbre, un ascenseur privatif, une immense terrasse dotée d’une grande piscine de forme ovale. Sam Bankman-Fried y vit en communauté et heureux jusqu’à la mi-novembre, partageant son lieu de vie avec neuf amis. Parmi ces derniers, une jeune femme, dont le rôle paraît non négligeable dans les dé- rives qui ont mené à la faillite de FTX : Caroline Ellison, 29 ans, une brillante étudiante passionnée d’al- gorithmes qui a étudié les maths à Stanford. C’est lors d’un stage dans la société de trading Jane Street qu’elle rencontre SBF, avec qui elle entretiendra longtemps une rela- tion amoureuse épisodique.
La première fois qu’ils boivent un café ensemble, c’est au Jump’n Java, un coffee shop de Berkeley, dans la banlieue de San Francisco. Caroline Ellison est déguisée en nymphe des bois, elle se rend à un live action role-playing game, un jeu de rôle grandeur nature. Elle cerne très vite le personnage de SBF. « Vous le verrez souvent regarder du football américain sur un écran, des vidéos YouTube de Rihanna sur un autre, répondre à des messages sur un troisième, travailler sur un quatrième, passer un appel téléphonique sur un cinquième. Faire tout cela en même temps », expliquera-t-elle plus tard dans une interview accordée à Business Insider. En 2021, elle explique sur Twitter : « Rien de tel que la consommation régulière d’amphétamines pour vous faire comprendre à quel point une expérience humaine normale et non médicamenteuse est stupide. » Elle est la fille de Glenn Ellison, le directeur du département d’économie du MIT et ancien collègue de Gary Gensler, président du gendarme américain de la Bourse (SEC). Une filiation cocasse quand on connaît la suite de l’histoire.
Parmi les colocs de SBF, on trouve également Gary Wang, discret co- fondateur de FTX, copain de Bankman-Fried depuis le lycée, diplômé de maths et d’informatique au MIT, codeur très doué. Autre membre de cette communauté, Nishad Singh. Sam Bankman-Fried avait repéré cet ami de son frère et l’avait encouragé à quitter Facebook pour rejoindre l’aventure d’Alameda. Les relations des habitants du penthouse semblent très intimes… Dans des posts sur Tumblr attribués à Caroline Ellison, il est question de polyamour. « Quand j’ai commencé mon incursion dans le poly, je pensais que c’était une rupture radicale avec mon passé de trad, aurait écrit Ellison. Mais j’en suis venue à décider que le seul style acceptable de poly s’apparente au harem chinois impérial. » La petite équipe d’Alameda et de FTX, outre des amours libres et multiples, s’autorise bien des caprices. L’entreprise Amazon ne livre pas sur l’île de New Providence ? Qu’à cela ne tienne, FTX signe un contrat avec une compagnie de jets privés qui achemine directement les colis depuis Miami. Les employés ont droit à deux massages par semaine, ils ont accès à une large flotte de véhicules avec un carburant prépayé et à des voyages dans le monde entier sans véritable contrôle… « Les employés du groupe FTX avaient l’habitude de soumettre leurs demandes de paiement via une plateforme de chat en ligne où un groupe disparate de superviseurs approuvait les décaissements en répondant avec des émojis personnalisés », souligne John Ray III, le nouveau directeur général de FTX. Était-ce de l’insouciance, de la folie ? « C’étaient juste des gamins qui dirigeaient des gamins », explique au Point le dirigeant d’un restaurant où l’équipe avait ses habitudes. L’artiste Samantha Treco, dont les œuvres impressionnistes sont exposées dans une galerie de l’île, une proche de Constance Wang qui est aussi l’ex-directrice opérationnelle de FTX, nous le jure la main sur le cœur : « Ils étaient tous individuellement des chics filles et des chics types. »
Épisode 4
Quand il envoûte les investisseurs
Michael Lewis, l’auteur du Casse du siècle (The Big Short), un récit de l’intérieur de la crise financière des subprimes, a déjà fait part de son intention de raconter les aventures de FTX dans un livre. S’il mène à bien ce projet, nul doute qu’il prendra du plaisir à détailler la scène qui suit. Nous sommes en 2021. Bankman-Fried contemple la réussite fulgurante de sa création et se sent pousser des ailes. Il aimerait attirer des investisseurs célèbres et influents dans le capital de FTX. Sequoia Capital, un fonds d’investissement star qui a misé avant tout le monde sur Apple, Google ou Airbnb, devance son désir et « monte un call. » L’appel est prévu à 16 heures, un vendredi de juillet. Égal à lui-même, SBF répond aux questions des experts de l’investissement avec un air détendu et sûr de lui. Alfred, un des associés de Sequoia, l’interroge : « Quelle est votre vision à long terme pour FTX ? » SBF répond, sans hésitation : « Je veux que FTX soit un endroit où vous pouvez faire ce que vous voulez avec vos dollars. Acheter des bitcoins. Envoyer de l’argent dans n’importe quelle devise à n’importe quel ami dans le monde. Acheter une banane. Bref, faire tout ce que vous voulez avec votre argent de- puis FTX. » Silence de l’autre côté de l’écran. Mais les claviers crépitent pourtant dans les fenêtres de chat. « J’AIME CE FONDATEUR », écrit un partenaire. « Je lui donne 10 sur 10», tape un autre. «OUI!!!» s’ex- clame un troisième. Ces pros de l’investissement, tombés sous le charme, ne savent pas que SBF leur a déclamé sa grande tirade tout en s’adonnant à sa passion, le jeu vidéo League of Legends. Il a continué à jouer pendant toute la réunion… Le gamer enchaîne les manœuvres tactiques, régulièrement ponctuées de séquences dix secondes intenses appelées « gank », où le joueur et son équipe se liguent contre l’ennemi. Ramnik Arora, un employé de FTX qui regardait par-dessus l’épaule de SBF en pleine interview : « Je n’en reviens pas, je vois qu’il est en train de faire un gank ! » Sequoia a investi au total 214 millions de dollars dans FTX. La plateforme a également levé de l’argent auprès du japonais SoftBank, propriété du célèbre Masayoshi Son, ou encore d’Iconiq Capital –, le gestionnaire de fortune de Mark Zuckerberg et de Jack Dorsey –, du milliardaire Chase Coleman – du fonds Tiger Global – et du fonds singapourien Temasek. Aucun de ces investisseurs tombés sous le charme n’est assuré de revoir un seul billet vert misé dans cette affaire de cryptomonnaie.
Épisode 5
Adepte de l’« altruisme efficace »
Qui est vraiment Sam Bankman-Fried ? Celui qui, aux débuts de FTX, se mettait en scène dormant la nuit dans un sac de couchage à même le sol de son bureau et conduisant une Toyota Corolla ? Ou bien celui qui, selon les dernières révélations, aurait profité de l’absence d’une comptabilité sérieuse pour acheter 19 propriétés d’une valeur totale de 121 millions de dollars pour les offrir à un petit groupe de fidèles de FTX ? Cette folie des grandeurs jure avec plusieurs témoignages que nous avons recueillis sur place. « C’était quelqu’un de très simple, il venait quasiment tous les soirs prendre un jus de mangue, toujours habillé avec le même tee-shirt », se rappelle Nelson, un des serveurs du bar Daiquiri Shack, sur West Bay, à côté de l’ancien QG de FTX. Sam Bankman-Fried a été influencé par le courant de l’« altruisme efficace », dont ses parents étaient de grands adeptes. Il s’agit d’une phi- losophie utilitariste théorisée au XVIIIe siècle par le philosophe britannique Jeremy Bentham, et plus récemment par Pierre Singer, professeur à Princeton, ou encore par le co-créateur de l’entreprise d’intelligence artificielle OpenAI, Sam Altman. Ce mouvement entend s’appuyer sur la raison pour déterminer comment donner le plus efficacement possible aux autres. Sam Bankman-Fried, qui a effectué un stage au Center for Effective Altruism à Berkeley, adopte cette idée et la traduit ainsi : il doit gagner le plus d’argent possible, en un temps record, ce qui lui permettra de… donner beaucoup d’argent. Celui dont la fortune a été évaluée à 14 milliards de dollars promettait de ne garder que 1 % de cette somme faramineuse et de distribuer tout le reste. C’est donc tout naturellement qu’il a rejoint The Giving Pledge («la promesse de don »), une initiative de Bill Gates et de Warren Buffet qui encourage les plus riches à donner – de leur vivant– la majeure partie de leur fortune à des œuvres philanthropiques. « Il y a quelque temps, j’ai acquis la conviction que notre devoir était de faire le maximum pour être utiles au monde à long terme. En définitive, c’est le travail de mes amis et de mes collègues des fondations qui compte le plus. Un monde plus juste les mettrait davantage en lumière. Dans ce monde, je suis honoré de pouvoir soutenir leur travail.» SBF met sur pied ses propres fondations philanthropiques. À travers elles, il fait par exemple un don de 1,4 million de dollars en masques de protection et en tests du Covid, information relatée par le quotidien Nassau Guardian. FTX Climate, l’une de ses fondations, a également signé un chèque de 240 000 dollars à l’ordre de l’université des Bahamas pour soutenir les efforts de reconstruction du site après les dégâts causés par l’ouragan Dorian. Une autre fondation maison, le Future Fund, promettait de financer des projets destinés à nous prémunir contre le danger des armes biologiques, anticiper les dégâts d’une catastrophe nucléaire ou une étude sur l’éthique de l’intelligence artificielle. La fondation s’appuyait par ailleurs sur l’expertise d’investisseurs reconnus comme William Mac Askill, professeur de philosophie à Oxford. Si la publicité donnée à ses actions peut faire douter de la sincérité de SBF et fait penser à une vaste campagne de communication pour obtenir respectabilité et reconnaissance dans le monde de la finance, c’est surtout la porosité entre les sociétés créées par Bankman-Fried qui pose problème. D’après les documents rendus publics depuis l’effondrement de sa société, la firme de trading Alameda Research aurait prêté 1 milliard de dollars à Bankman-Fried, 543 millions de dollars à Nishad Singh, responsable de l’ingénierie de FTX, et 55 millions de dollars à Ryan Salame, co-directeur de FTX Digital Markets, par ailleurs propriétaire à Lenox (Massachusetts) d’une petite boulangerie baptisée Sweet Dreams.
Épisode 6
Un pro du lobbying et de la com
Le 14 février, à l’occasion du Super Bowl – la grand-messe annuelle du football américain, qui fait toujours un carton d’audience –, SBF s’offre une belle publicité pour quelques millions de dollars. Cette prouesse fait figure de Graal dans le monde du business américain. Le message du spot est le suivant : la place de marché FTX incarne à elle seule le futur de l’humanité. SBF ose tout, comparant les bienfaits des cryptomonnaies sur la civilisation à l’invention de la roue, à la découverte de l’électricité ou à l’instauration du droit de vote… La publicité est saluée comme étant l’un des meilleurs spots jamais imaginés pour le championnat de football américain par Good Morning America. La société FTX et son patron en tee-shirt ont déjà, depuis quelque temps, la folie des grandeurs. Au printemps 2021, l’entreprise, qui a pour ambition de démocratiser l’usage des cryptomonnaies, a rebaptisé le stade de basket de Miami. Moyennant un montant de 135 millions de dollars, un accord est signé avec la NBA afin de le rebaptiser « FTX Arena » jusqu’en 2040. Daniella Levine Cava, la maire du comté de Miami-Dade, qui devait être destinataire d’une partie de la somme, se réjouissait de pouvoir ainsi « investir dans des programmes visant à réduire la violence armée et à bâtir une communauté plus saine et plus sûre. » Après tout, la municipalité de Miami, très innovante sur les cryptomonnaies, ne s’était-elle pas engagée récemment à payer les employés municipaux en bitcoins ? Pour saluer cet accord, SBF a remercié les élus et s’est engagé sur Twitter à «faire de Miami un hub d’innovation et à aider à apporter la paix et la prospérité aux résidents ». Toujours en quête de publicité, la plateforme FTX s’est également associée au très chic gala philanthropique de la fondation AmfAr, consacré à la recherche contre le sida, qui s’est déroulé pendant le Festival de Cannes, et a noué un partenariat de long terme avec l’écurie de formule 1 Mercedes AMG-Petronas, qui lui a permis de faire apparaître son logo sur la voiture monoplace de Lewis Hamilton. Ce contrat a été dénoncé illico par le constructeur allemand depuis la faillite de FTX.
Gabe, le jeune frère de SBF, a toujours prêté des ambitions politiques à son aîné. Il n’avait pas tort, car Sam Bankman-Fried a largement investi la scène politique américaine. Pas avare de chèques et de déplacements à Washington (il s’y rendait une fois par mois), il est devenu, en un temps record, l’un des plus grands donateurs de Biden lors de la campagne présidentielle de 2020. Avec 40 millions de dollars versées aux démocrates avant les élections de mi-mandat de 2022, il pointe au deuxième rang des donateurs du parti, derrière les 128 millions de dollars accordés par George Soros, selon les chiffres dévoilés par l’organisme OpenSecrets. Après sa chute, dans une interview accordée le 29 novembre à Tiffany Fong, la responsable du blog Coffeezilla, SBF a expliqué avoir également versé de l’argent aux républicains, jusqu’à en devenir le troisième donateur cette année. Il n’a fait aucune publicité sur ses dons républicains… Pourquoi ? « Les journalistes flippent grave si on fait un don à un républicain, a-t-il expliqué. Ils sont tous secrètement libéraux et je ne voulais pas me lancer dans ce combat, alors j’ai rendu opaques tous les dons aux républicains.» SBF est un homme généreux, mais il avait aussi une petite idée derrière la tête. En jeu, la réglementation à appliquer au secteur des cryptomonnaies. Il militait pour faire de la CFTC (le superviseur américain des Bourses de commerce) le régulateur de ses activités, parce qu’il la pensait a priori moins stricte que la SEC (le superviseur américain des marchés financiers)…
Episode 7
Quand Changpeng Zhao lâche FTX
On peut dater le début de la chute au 2 novembre 2022, le mercredi noir de SBF. Ce jour-là, CoinDesk, un site d’actualités spécialisé dans le bitcoin, publie un article qui s’appuie sur un document interne et va mettre le feu aux poudres. Il révèle que le bilan d’Alameda Re- search est constitué, pour l’essentiel, de jetons FTT émis par sa société sœur FTX. Suite à ces informations, Changpeng Zhao, le PDG de Binance, première plateforme mondiale de cryptomonnaies, qui avait jusqu’ici soutenu et investi dans FTX, annonce, le 6 novembre, qu’il va vendre tous ses avoirs en FTT. Résultat, la panique s’empare du marché, les clients se précipitent pour retirer leurs fonds et le prix de la cryptomonnaie de la firme bahamienne dévisse ! FTX doit suspendre les retraits. Le 8 novembre, SBF recommence à croire en sa bonne étoile. En effet, le patron de Binance annonce avoir signé une offre de ra- chat de FTX… mais la retire moins de quarante-huit heures plus tard, faisant état d’une mauvaise gestion des fonds des clients et d’enquêtes déclenchées par les autorités américaines.
Conséquence : le 11 novembre, FTX, la firme de trading Alameda Research et plus de 130 sociétés affiliées sont déclarées en faillite. Des milliers de créanciers se retrouvent ruinés, perdant les économies d’une vie. On apprend ensuite, dans la presse américaine, que la plate- forme aurait prêté plus de la moitié des dépôts de ses clients à Alameda pour financer des opérations risquées. La SEC a diligenté une enquête. Pour Sam Bankman-Fried, c’est «gameover». Il laisse les manettes de son entreprise au liquidateur professionnel John J. Ray III. « J’ai clairement fait beaucoup d’erreurs, je donnerais tout pour pouvoir corriger aujourd’hui », a confessé SBF le 30 novembre lors d’une conférence organisée par le New York Times, tout en précisant ne pas avoir «cherché à commettre de fraude vis-à-vis de qui que ce soit. » C’est un incroyable séisme dans le monde des cryptos dont les répliques ne se sont pas encore toutes fait sentir. Plusieurs entreprises – la place de marché BlockFi, par exemple – ont déjà déposé le bilan, et le cours du bitcoin a atteint son plus bas niveau depuis deux ans. Cet écroulement va sans doute permettre un assainissement du marché. « Nous avons besoin d’une régulation plus agressive, et je vais continuer à pousser la SEC à appliquer la loi pour protéger les consommateurs et garantir la stabilité financière », a expliqué la sénatrice démocrate Elizabeth Warren, dénonçant une industrie de « poudre aux yeux ».
Pendant ce temps, SBF a mis son penthouse en vente et se terre à Albany, devenu sa prison dorée. Il a donné quelques interviews en visioconférence aux médias an- glo-saxons, dans lesquels il ne cesse de présenter ses excuses à ses investisseurs. « Il a joué (illégalement) avec les fonds de ses clients, mais (de son propre aveu) il n’a jamais pensé que le marché se retournerait aussi violemment, il croyait que sa stratégie était sûre, que ses clients s’en sortiraient et que personne ne s’en rendrait compte. Sa place est derrière les barreaux », a tweeté, le 2 décembre, l’économiste Nassim Nicholas Taleb, le célèbre auteur du Cygne noir.
Guillaume Grallet in Le Point