« MALOTRU », « JJA » et « Phénomène » dévoilent peu à peu leur double jeu. Nicolas Lerner enchaîne les épisodes du « Bureau des légendes » ces jours-ci. Dans la série de Canal +, des hommes et des femmes foulent incognito les terrains les plus risqués, de l’Iran à la Syrie en passant par la Russie.
Ils tentent d’extirper, sous nom de code, des informations secret-défense pour les intérêts de la France. Ces espions travaillent pour la Direction générale de la sécurité extérieure, la fameuse DGSE, chargée notamment de diligenter les missions clandestines à l’étranger. Barbe poivre et sel, front large et lunettes sombres, Nicolas Lerner s’apprête à traverser l’écran. Mercredi, le Conseil des ministres a acté qu’il prendra, à 45 ans, la tête de ce prestigieux service de renseignement à partir du 9 janvier. Le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, lui a souhaité dans la foulée sur X (ex-Twit-ter) ses « vœux de succès » pour « continuer à protéger, dans l’ombre, la France ».
« Flèche », « brillant », « loyal », « technique »
Le haut fonctionnaire issu du corps des préfets entre dans « la Boîte », comme est surnommée la DGSE, et dans un monde trouble. Alain Bauer, professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers, a travaillé avec lui sur le Livre blanc de la sécurité publique. « La Russie, la Corée du Nord, la Chine, l’Iran ou la Turquie redoublent d’agressivité », souligne-t-il. Partout, les conflits menacent. L’ombre d’une ingérence et d’une cybermanipulation plane sur chaque élection. Mercredi, le site Jeune Afrique révélait que le Burkina Faso avait interpellé quatre agents français à Ouagadougou début décembre. Paris se démène depuis pour les faire libérer. Au Sahel, les analyses du renseignement tricolore semblent avoir parfois sous-estimé les retournements politiques qui se profilaient, notamment au Mali ou au Niger. Vladimir Poutine en profite pour pousser depuis Moscou ses pions du groupe Wagner. La Chine, plus discrètement, renforce également son influence. Le nouveau maître des espions français a pu naviguer dans ces ramifications internationales à la tête de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). En 2018, il devient le plus jeune patron de l’histoire du pendant intérieur de la DGSE. « Passer de l’un à l’autre est inédit en France et rarissime en Occident », pointe l’historien du renseignement Rémi Kauffer, auteur des « Espions de Cambridge » (Éd. Perrin).Le préfet de Paris, Laurent Nuñez, l’avait précédé à la DGSI. Les deux hommes sont restés très proches. « Ce parcours, remarquable à son âge, en fait un des plus grands spécialistes français de la sécurité et du renseignement », vante-t-il. En cinq ans, le quadragénaire effectue près de 80 déplacements en Europe de l’Est, en Afrique, aux États-Unis. Les coopérations bilatérales ou multilatérales nourrissent d’innombrables échanges avec ses homologues étrangers. Les autorités rapatrient sous sa supervision des dizaines de femmes et d’enfants d’Irak et de Syrie. Nicolas Lerner, qualifié de « flèche », de « cerveau », d’homme « brillant », « loyal » et « technique » par ceux qui l’ont côtoyé, accompagne la montée en puissance du principal service antiterroriste et de contre-espionnage, passant de 4 200 agents à 5 000.
Il lance de grands chantiers de réorganisation. Ses enquêteurs déjouent 18 attentats islamistes sur la période, et une dizaine liés à l’ultradroite. Il tient aussi les commandes lors de l’attaque de la préfecture de police de Paris, en octobre 2019, et surtout de l’assassinat du professeur Samuel Paty, un an plus tard, à Conflans-Sainte-Honorine (Yveli-nes). « C’est un très gros bosseur, toujours constructif, positif, avec qui il est très agréable de travailler », loue Frédéric Veaux, directeur général de la police nationale. Au cours de son mandat, l’adepte des « briefs » et des « off », ces points presse et interviews ne donnant lieu à aucune citation nominative, ouvre le premier site Internet public de l’institution. « Il a toujours eu à cœur de faire de la pédagogie, par exemple au lendemain d’attentats, quand le sujet du renseignement est hypersensible, voire instrumentalisé », salue Sophie Dulibeau, qui l’a côtoyé en 2017 et 2018 lorsqu’elle supervisait la communication du ministre de l’Intérieur Gérard Collomb.
La question du profil à la tête de la DGSE est particulièrement sensible. Cet instrument de politique étrangère sous l’égide du ministère des Armées présente un risque de frottement avec le Quai d’Orsay. « Le fauteuil échoit traditionnellement à de grands diplomates ou à des généraux en fin de carrière, en récompense de parcours exceptionnels », explique Floran Vadillo, directeur de la revue « Études françaises de renseignement et de cyber ». Le patron sortant, Bernard Émié, 65 ans, a été ambassadeur en Jordanie, au Liban, en Turquie, au Royaume-Uni et en Algérie.
Concours de chansons populaires avec Darmanin
« Nicolas Lerner a un sens politique développé. Il sent très vite les sujets stratégiques. Pendant toute sa carrière préfectorale, il a été extrêmement bien vu par les élus », observe un conseiller ministériel. En 2002, le jeune diplômé de Sciences-po Paris intègre l’École nationale d’administration (ENA) dans la même promotion qu’Emmanuel Macron. « Ils s’apprécient depuis toujours, sans être des amis proches » , précise l’ancien conseiller de François Hollande Gaspard Gantzer, issu du même sérail. L’inconditionnel de la série « Breaking Bad » — il l’a visionnée quatre fois — intègre ensuite différentes préfectures, notamment à Paris, en Corse et à Béziers (Hérault). Ses ex-camarades le retrouvent une à deux fois par an pour un immanquable match de foot. « Il a une belle patte gauche », s’amuse un coéquipier, qui décrit un profil « plutôt offensif ». Les syndicats apprécient un interlocuteur accessible. Drôle, parfois. Un témoin se rappelle, hilare, un concours impromptu de chansons populaires avec Gérald Darmanin. En 2020, les deux hommes rentrent en avion d’un long déplacement au Maghreb dans le cadre de la lutte antiterroriste. Renaud, Brassens et Brel font retomber la pression. Le mélomane s’est récemment mis à la guitare et au chant au sein des Three Bastards, un groupe monté avec des collègues de la DGSI. Dans un secteur où l’on se pousse volontiers du col, l’homme se tient loin des polémiques et des coups de com en solo. Cette discrétion lui permet de donner quelques rendez-vous dans des cafés parisiens sans garde à ses trousses, malgré un poste extrêmement exposé. L’été, il se promène avec son épouse et ses enfants dans le sud de la France. Une simple casquette sur la tête lui suffit pour passer inaperçu. Presque un truc d’agent secret.
In Aujourd’hui en France