jeudi 21 novembre 2024
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Stéphane Bancel, PDG de Moderna : «Dans dix ans, on gérera les cancers comme on gère le diabète»

Pour ce Marseillais, cofondateur de ce laboratoire américain qui s’est imposé pendant la pandémie, nous n’en sommes qu’au début de la révolution ARNm. Dans son viseur : les virus respiratoires, les maladies tropicales et même le cancer. F ondée en 2010 à Boston, l’entreprise de Stéphane Bancel est aujourd’hui la seule au monde, avec sa rivale, Pfizer-BioNTech, à proposer des vaccins à ARN messager (ARNm) contre le Covid-19. Le centralien de 50 ans, formé chez BioMérieux, imagine déjà la suite. Ce sera d’abord un vaccin unique contre toutes les formes de grippe. Puis, un sérum contre un certain nombre de virus chroniques. Et enfin, d’ici une décennie, un traitement contre la plupart des cancers. Un vaste et enthousiasmant programme.

Le Point : Notre fondateur, Claude Imbert, estimait qu’il ne fallait jamais désespérer de rien. Partagez-vous cet état d’esprit ?

Stéphane Bancel : Entièrement ! Étant entrepreneurs, on a dû tout construire à partir de rien chez Moderna. On a connu de nombreux échecs. Mais on n’a jamais désespéré.

Quelle force intérieure vous a poussé à vous lancer dans cette aventure ? Je me suis dit, il y a environ dix ans, que si on parvenait à découvrir une manière de produire des médicaments à partir de l’ARN, lequel fonctionne un peu comme l’informatique avec un code, on allait être capables de changer la médecine pour toujours. Si vous regardez l’industrie pharmaceutique depuis cent cinquante ans, il n’y a eu que deux grandes révolutions technologiques jusqu’à maintenant: la petite chimie fine et les recombinants [les vaccins dits à ADN recombinant consistent à insérer un gène du virus dans une cellule afin de produire un antigène, NDLR]. L’ARN messager est la troisième. Et son impact sera encore plus considérable.

À part le Covid, quels sont les domaines d’application ? Il y a trois grands domaines. D’abord, les maladies respiratoires d’origine virale. Aujourd’hui, il y a une dizaine de virus, aux symptômes similaires à ceux de la grippe, qui peuvent rendre malade ou tuer. Nous travaillons à un vaccin unique pour les contrer tous. Ce sera progressif. Moderna produira, d’ici deux ans, un vaccin contre la grippe et le Covid. Puis, d’ici quatre à cinq ans, un vaccin capable de gérer à lui seul 90% des maladies respiratoires d’origine virale. Le deuxième grand domaine, ce sont les virus qui nous rendent malades dans la durée. Notamment celui d’Epstein-Barr : il provoque la mononucléose et peut être un des facteurs explicatifs de la sclérose en plaques. Ou encore le cytomégalovirus: c’est la première cause des déformations du fœtus dans les pays développés. Il n’existe, à l’heure actuelle, aucun sérum pour les enrayer car ils sont très complexes. La technologie de l’ARN messager devrait permettre d’y parvenir, avec des premiers traitements commercialisés d’ici trois à quatre ans.

Quel est le troisième grand domaine ? C’est le cancer. Étant une mutation de l’ADN, il peut donc, lui aussi – du moins dans la plupart des cas – être traité par la technologie de l’ARN messager. Dans dix ans, nous devrions être en mesure de gérer la plupart des cancers comme on gère le diabète. J’ai 50 ans, donc je dis souvent à mes amis que le but est d’essayer de rester en bonne santé pendant les dix prochaines années. Comme on a de plus fortes probabilités de développer un cancer après 60 ans, ma génération devrait être l’une des premières à bénéficier des futurs traitements. Nous travaillons aussi sur le VIH. Mais là, on ne sait pas du tout quand on sera prêts car le VIH mute tout le temps et parce que notre compréhension de son fonctionnement est encore limitée.

Où en êtes-vous de vos projets de traitement contre les maladies tropicales comme l’infection au virus Zika ou le chikungunya ? C’est un autre de nos chantiers. Beaucoup de grands laboratoires y ont renoncé ces dernières années, car ils ne sont pas parvenus à trouver le bon modèle économique. Notre plateforme et notre manière décentralisée de travailler devraient nous permettre d’y arriver. En mars, nous avons lancé le programme «mRNA Access», grâce auquel n’importe quel scientifique dans le monde peut utiliser notre base de données pour concevoir un vaccin sur son propre champ d’expertise. Je vous donne deux exemples: un nouveau vaccin contre la tuberculose avec l’Institut Pasteur de Paris, et un vaccin contre la rage avec l’Institut Pasteur de Tunis.

Vous est-il arrivé de douter de l’ARN messager, cette technologie révolutionnaire sur laquelle vous avez tout misé ? Oui, beaucoup ! Ma confiance dans l’ARN messager a fait des yoyos extraordinaires dans les deux ou trois premières années du projet. Il y avait des semaines où j’étais convaincu qu’on allait révolutionner la médecine, et d’autres où je me disais qu’on n’y arriverait pas… Mais abandonner n’a jamais été une option.

Vous aviez levé, avant le Covid, plus de 3 milliards de dollars sans pour autant avoir sorti un seul produit. La pression devait être massive… Oui, mais nous avons toujours été transparents avec nos investisseurs. Je me souviens qu’on leur avait clairement dit : «Ce sera ou zéro ou beaucoup. Si ça marche vous serez riches, si ça ne marche pas vous aurez perdu votre mise !» Dès nos débuts, on s’est dit qu’on allait continuer quoi qu’il arrive, jusqu’au dernier centime dans nos caisses. On se voyait comme des alpinistes. On grimpait, on grimpait, on grimpait, sans se retourner, et en se disant qu’on finirait bien par atteindre le sommet. Tant qu’il y avait de la vie, il y avait de l’espoir. Et heureusement, plus on avançait et plus on découvrait de nouveaux débouchés.

Quand le Covid-19 est apparu, la plupart des observateurs pensaient qu’il faudrait attendre trois ans pour créer un vaccin. Étaient-ils pessimistes ? Ils ont manqué d’informations. Peu de gens parmi les leaders scientifiques mondiaux avaient alors conscience de la vitesse à laquelle les spécialistes de l’ARN messager pouvaient aller. Je me souviens d’être allé voir l’équipe du docteur Anthony Fauci, qui conseillait la Maison-Blanche dans la lutte contre le Covid, en septembre 2019. Quand je leur ai dit qu’il nous faudrait seulement soixante jours pour commencer les premiers essais cliniques, ils m’ont rigolé au nez ! Le docteur Fauci m’a rappelé qu’il avait fallu vingt mois pour démarrer les essais cliniques lors du premier virus Sras, en 2002. Et moi, je lui disais qu’on pouvait aller dix fois plus vite. Le pari a été tenu. Au début de la crise, le monde scientifique a aussi sous-estimé l’ingéniosité humaine.

Qu’entendez-vous par là ? Quand tout le monde est focalisé sur un objectif, les choses vont plus vite. Pendant la pandémie, toute la communauté scientifique mondiale a œuvré de manière extraordinaire. Je n’avais jamais travaillé sept jours sur sept de ma vie. Et pourtant, on l’a tous fait. Je me rappelle que le matin, en arrivant au bureau, on se demandait : «Quel jour on est aujourd’hui ?» Personne ne savait si on était dimanche, lundi ou mardi. L’enjeu était tel qu’on était tous mobilisés. On a fait en un an ce qui aurait dû prendre plusieurs années. Il m’arrivait de faire trois réunions sur Zoom avec la FDA [Food and Drug Administration, NDLR] dans la même journée, alors qu’il aurait fallu deux ou trois mois en temps normal. Quand chaque heure compte, quand tout le monde est sur le pont, la collaboration humaine peut faire des miracles.

Une autre crise nous menace, celle du réchauffement climatique. Pensez-vous qu’une mobilisation rapide, à l’image du développement fulgurant des vaccins contre le Covid-19, soit envisageable pour venir à bout de cet immense défi ? Totalement. Le réchauffement climatique est une menace majeure. Mais je ne sais pas si l’on va pouvoir la régler. Car on a un problème d’alignement des pays. Il y a encore trop de gens sur la planète qui doutent de son existence. Certaines personnes ont aussi pensé que le Covid-19 était une farce, mais heureusement elles sont restées très minoritaires. Notamment parce que chacun a rapidement vu des membres de son entourage tomber malade. Donc on a pu agir vite. Mais s’agissant de la crise climatique, on a un vrai problème de consensus mondial.

Se prépare-t-on assez à lutter contre un prochain Covid ? Seuls les virus respiratoires peuvent créer des pandémies planétaires. Car les virus non respiratoires, comme Ebola ou Monkeypox, se propagent moins vite – et heureusement. Le risque qu’un nouveau Sars plus mortel que le Covid surgisse me semble faible. Mais si cela devait arriver, Moderna serait certainement capable de sortir un vaccin en six mois. Toutes les familles de virus respiratoires sont connues. Grâce à l’augmentation de nos capacités industrielles, nous serions en mesure de fabriquer 3 milliards de doses par an. Si j’ajoute la capacité de notre concurrent Pfizer, cela fait deux sociétés à ARN messager qui peuvent produire 9 milliards de doses annuellement. C’est suffisant pour vacciner l’ensemble de la population mondiale.

« La période pandémique, de l’évolution rapide du virus et de la contamination planétaire presque continue, sera terminée fin 2022 », disiez-vous l’an dernier, dans une précédente interview au « Point ». En a-t-on fini avec le Covid ? Oui, je pense que la période pandémique du Covid est terminée. Mais il ne va pas disparaître pour autant. Il faut savoir qu’avant le SARS-CoV-2, 10 à 15% des hospitalisations en Europe et aux États-Unis étaient dues chaque année à de vieux coronavirus issus de pandémies antérieures. Comme la grande grippe de 1870, qui était un coronavirus. Elle continue toujours à circuler. Donc le SARS-CoV-2 ne va pas disparaître; il va devenir endémique. En revanche, l’espèce humaine va construire une immunité collective. Et on va pouvoir, dans le cas des personnes âgées ou plus fragiles, gérer ce virus avec des rappels, comme la grippe.

Que vous inspirent les nombreuses critiques faites à la science et aux scientifiques sur les réseaux sociaux ? Ça m’inquiète beaucoup pour les démocraties à travers le monde. Les pères fondateurs des démocraties occidentales pensaient que l’espèce humaine, devenant mieux éduquée et mieux informée à travers le temps, pourrait mener des discussions de plus en plus nourries pour aller de l’avant. Or, avec les réseaux sociaux, tout le monde peut dire n’importe quoi. Et ce «n’importe quoi» a souvent plus de succès que la vérité ! C’est dramatique. Il faut que les hommes retrouvent le goût de la vérité. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai accepté cet entretien. Les journaux comme le vôtre ont un rôle extraordinaire à jouer. Selon une étude, la moitié des Américains disent se contenter de leur fil d’actualité Facebook pour s’informer. Quand j’étais jeune, on consultait la presse ou des encyclopédies.

Pourquoi avez-vous récemment attaqué Pfizer-BioNTech en justice ? Pendant la pandémie, malgré le fait que nous avions constaté une utilisation de certains de nos brevets par Pfizer-BioNTech, nous avons décidé de ne rien faire car nous voulions que tout le monde puisse se concentrer, y compris nos concurrents, sur la lutte contre le Covid-19. Mais maintenant que la pandémie s’est calmée, et que nous sommes dans une situation où il y a plus de vaccins que de demande – de nombreuses sociétés ont mis des dizaines de milliers de doses à la benne faute de demande, y compris dans les pays en voie de développement –, nous pensons qu’il est important que notre propriété intellectuelle soit respectée et indemnisée.

Espérez-vous contraindre votre concurrent à signer un accord de licence ? On verra. Nous n’avons pas pour objectif d’obtenir l’interdiction de la production des produits Pfizer-BioNTech. Les dirigeants de cette entreprise disent toujours qu’ils sont pour le respect des brevets. Eh bien, ils n’ont qu’à appliquer ce principe.

Où en est votre projet d’ouvrir une usine en France ? Y avez-vous renoncé ? Nous avons annoncé la création de trois usines : une au Canada, une en Angleterre et une en Australie. Pour la France, les discussions sont en cours. J’aimerais qu’elles avancent plus vite et je crois que le président Macron aussi. Pour l’instant, nous n’avons pas encore trouvé un schéma qui puisse convenir à toutes les parties. Mais comme je suis un entrepreneur optimiste, je ne désespère pas.

Propos recueillis par François Miguet in Le Point