En Europe, comme dans le monde, les achats de voitures électriques sont en plein essor. Pourtant, certaines voix s’interrogent sur leur intérêt écologique. Pas aussi verte qu’elle en a l’air, plus sale que le diesel, gourmande en terres rares… La voiture électrique, aussi polluante que la thermique ? Au-delà de l’opposition, c’est tout un nouveau récit qu’il faut imaginer.
En Europe, entre 2018 et 2021, les ventes de voitures électriques ont été multipliées par six, passant d’un peu plus de 200 000 unités vendues à 1,2 million en seulement quatre ans. Une dynamique propulsée par le développement des stations de recharge, la mise en place de subventions à l’achat, et par la hausse du prix des carburants. L’Union européenne a même décidé d’interdire la vente de véhicule thermique dès 2035.
La tendance n’est pas qu’européenne. Trois fois plus de voitures électriques ont été vendues en 2021 qu’en 2018 dans le monde : 4,8 millions d’unités contre 1,5 million. Ces chiffres peuvent paraître énormes, mais sont faibles face aux ventes de voitures thermiques : plus de 75 millions en 2021. La fabrication et l’utilisation de ces millions de voitures électriques neuves permettent-elles de lutter efficacement contre les crises écologiques, malgré leur coût élevé en ressources et en énergie ? La réponse est, comme souvent en matière d’écologie, plus complexe qu’un simple oui ou non.
Une arme plutôt efficace contre les émissions
La lutte contre le réchauffement climatique est seulement l’une des multiples crises écologiques qui déferlent sur notre planète, mais c’est la plus médiatisée. Pour réduire les émissions de gaz à effets de serre (GES), électrifier la voiture, et plus globalement le transport, est un des leviers de l’action humaine. Près d’un quart des émissions mondiales de GES est dû aux transports, dont un peu moins de la moitié aux moyens de locomotion terrestres. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) déclare même : « les véhicules électriques alimentés par de l’électricité à faible émission offrent le plus grand potentiel de décarbonation pour le transport terrestre, sur la base du cycle de vie. »
Les cycles de vie des voitures électriques, Thomas Gibon les connaît bien. Il est ingénieur au Luxembourg Institute of Science and Technology (LIST) en écologie industrielle, une discipline qui évalue l’impact environnemental des produits, des services, des technologies, dont le principal outil est l’analyse du cycle de vie. « Il rassemble tous les flux de matières, d’énergie, de déchets, d’émissions qu’on aura directement ou indirectement, en lien avec un produit final, que ce soit une voiture, une télé ou même un territoire », définit le chercheur. Cela permet ainsi d’avoir une image complète de la production d’un bien, et de comprendre ses conséquences environnementales.
En 2017, alors que les médias allemands critiquent vertement l’impact écologique de la voiture électrique, le gouvernement luxembourgeois fait appel au LIST pour répondre à une question parlementaire sur la réalité de ces accusations. C’est Thomas Gibon qui sera chargé d’y répondre. De cette requête découle un site internet, Climobil, particulièrement intuitif, qui permet de comparer les émissions de GES entre différents modèles de voitures thermiques et électriques, en se basant sur le cycle de vie.
Dans l’immense majorité des cas, la voiture électrique est toujours plus vertueuse. Dans le détail, c’est principalement le rejet de GES à l’utilisation qui va plomber le cycle de vie du véhicule thermique, tandis que pour la voiture électrique, ce sont les rejets durant la fabrication, notamment de la batterie. « C’est un phénomène que l’on observe pour la plupart des nouvelles technologies bas-carbone : les émissions dues à l’infrastructure sont plus élevées que les émissions à l’usage. C’est pareil pour les éoliennes, pour les panneaux photovoltaïques », précise l’ingénieur.
Électricité verte et effet rebond
La décarbonation de l’électricité produite est un immense enjeu : c’est le paramètre qui va accentuer la différence entre le thermique et l’électrique. « Si on recharge sa voiture en France, la plupart des GES sera émise lors de la fabrication de la voiture, car la production électrique est très décarbonée en France. Si on la recharge en Pologne, la majorité des GES se concentreront durant l’utilisation, comme pour un véhicule thermique, parce que l’électricité polonaise est produite par des centrales à charbon », résume Thomas Gibon.
Le développement de la voiture électrique laisse également craindre un effet rebond, ce principe selon lequel l’économie réalisée grâce à l’amélioration d’un produit entraîne sa surconsommation, ce qui annule cette même économie. Dans le cadre de la voiture électrique, par exemple, la baisse à venir de son prix et son faible coût à l’usage, risque d’augmenter le nombre de kilomètres parcourus par chaque individu, et donc d’annuler le gain écologique de son électrification.
Des ressources à extraire
Mais la lutte contre les émissions de carbone est loin d’être le seul défi écologique de ce siècle. La chute de la biodiversité, liée à la dégradation des environnements, la pollution des sols, de l’air et de l’eau ou encore la raréfaction de cette dernière sont autant de crises qui pourraient être accentuées par la voiture électrique. L’extraction des matières premières pour produire les batteries est une activité très polluante, même si les ressources, comme le lithium, sont immenses. D’un point de vue éthique, l’extraction du cobalt, principalement situé en République démocratique du Congo, pose question.
Dans ce contexte, il est urgent d’établir des normes d’extractions plus respectueuses de l’environnement et plus éthiques. L’électrification, vitale pour lutter contre le réchauffement climatique, va également demander une augmentation du recours aux batteries : instaurer des filières de recyclage efficaces est un autre enjeu majeur. Un recyclage qui peut être facilité par des règles simples, détaille Thomas Gibon. « Il faut imposer l’écoconception des batteries, qu’elles soient facilement démontables pour que l’on puisse retirer facilement les différents composants. Il faut interdire le dépôt de batteries en décharge, afin qu’elles soient forcément recyclées, ce qui implique d’étendre la responsabilité des producteurs de batteries pour qu’ils les récupèrent en fin de vie », insiste l’ingénieur.
Changer de paradigme
La voiture, électrique ou pas, sera toujours problématique, peu importe les efforts mis en place par la filière. Consommation d’espace dans les villes et les campagnes, coût en matière première pour la fabrication des routes, production de particules fines par l’abrasion des pneus, extraction des ressources, accidentologie, les impacts négatifs sont multiples. Ils sont d’ailleurs relevés par Aurélien Bigo, chercheur associé de la chaire Énergie et Prospérité à l’Institut Louis-Bachelier.
Le chercheur spécialisé dans la transition énergétique des transports, tout comme Thomas Gibon, remettent en question le paradigme dominant de la voiture individuelle. « La voiture, c’est une tradition. Il y a des millions de personnes rien qu’en France qui sont employés grâce à la voiture. Donc ça va être très difficile d’en sortir. C’est beaucoup plus facile de se poser la question de savoir quelle voiture je veux, que quelle mobilité je veux », explique l’ingénieur basé au Luxembourg.
Dans cette lutte contre le récit de la voiture individuelle, les pouvoirs politiques ont un énorme pouvoir. Ils peuvent, notamment, développer les transports en commun, multiplier et sécuriser les pistes cyclables, créer des sites de covoiturage pour se rendre au travail, subventionner la mobilité douce. Les solutions sont là, elles existent. Aux politiques et citoyens de les adopter et à charge aux médias de changer de récit sur la voiture individuelle.
M. B.